La philosophie "Open Core"
Une version de l'open-source compatible avec la réalité d'une aventure industrielle
Temps de lecture : 10 minutes.
Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 204 pionniers.
Salut à tous,
300 millions de dollars de chiffre d’affaire en 2022, une valorisation de 3 milliards de dollars, et plus de 2500 employés.
À la lecture de ce portrait chiffré, l’image qui vous vient à l’esprit est sans doute l’archétype de l’entreprise du numérique née au début de ce siècle, en même temps que des mastodontes tels qu’Uber ou SpaceX.
D’aucuns pourraient donc parier que ce portrait est celui de Doctolib ou de Blablacar.
Deux entreprises au modèle économique tout ce qu’il y a de plus classique, qui gagnent de l’argent sur chaque service qu’elles rendent à leurs utilisateurs. Et ayant beaucoup d’utilisateurs, elles gagnent beaucoup d’argent.
Le problème, c’est que l’entreprise dont je viens de dresser le portrait repose sur un modèle économique aux antipodes de celui de Doctolib et de Blablacar.
Et pour cause : 80% des services qu’elle rend à ses utilisateurs sont gratuits.
Parfaitement gratuits.
Grâce à cette entreprise, vous pouvez gérer la comptabilité de votre entreprise sur un logiciel gratuit ;
Vous pouvez construire votre site internet sans débourser un sou ;
Et vous pouvez envoyer vos e-mails commerciaux sur un logiciel qui ne vous coûtera rien.
Cette entreprise, si vous êtes des connaisseurs du logiciel libre (ou “Open Source” en anglais), vous l’aurez reconnue : c’est Odoo, une entreprise belge qui a l’ambition de concurrencer des mastodontes sur de nombreux domaines grâces à ses logiciels.
Et son plan, c’est d’y arriver en ne faisant rien payer à 80% de ses utilisateurs.
Ici, je ne m’attarderai pas sur la qualité des logiciels développés par Odoo. Simplement parce que je n’en ai jamais utilisé un seul.
En revanche, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment Odoo a réussi là où quasiment toutes les entreprises venues du logiciel libre n’ont pas réussi : elle a réussi à financer sa croissance en gagnant assez d’argent, sans jamais arrêter de proposer ses logiciels gratuitement.
En creusant un peu, j’ai trouvé la réponse qui leur a permis de réussir cet exploit.
J’aimerais donc qui vous la partager, car c’est une réponse qui pourrait beaucoup nous inspirer pour les années à venir.
L’open-source est une évidence
Pourquoi cette réponse pourrait nous inspirer ?
Pour une raison très simple : l’open-source est une évidence dans le projet que nous développons avec vous. C’est d’ailleurs la conclusion que nous avons tirée du dernier événement du Club des Pionniers — que nous avons organisé ce mercredi, avec ceux parmi vous qui ont pu se libérer.
L’open-source se retrouve dans absolument tous les axes que nous défendons :
L’open-source consiste à maximiser la massification d’une mobilité électrique réellement vertueuse pour l’environnement, puisqu’il permet à toute une industrie de ne pas réinventer la roue ;
L’open-source s’appuie sur la force des communautés, qui ont un rôle dimensionnant dans les choix mis en œuvre par les entreprises qui se réclament de ce mouvement ;
Et l’open-source repose sur une philosophie de l’éducation permanente, sans aucune rétention du savoir.
En somme, le rassemblement de mercredi dernier nous a permis d’identifier que l’open-source coulait de source.
Voilà qui est une formule facile, et une conclusion assez peu surprenante.
En revanche, d’autres conclusions ont été tirées de cet événement, qui apportent une nuance assez intéressante à ce premier enthousiasme dont on fait nécessairement preuve au sujet de l’open-source.
Cette nuance, c’est que l’open-source ne doit pas être suivi comme un dogme naïf.
D’ailleurs, l’open-source n’a jamais été le monolithe idéologique que certains semblent vénérer. C’est avant tout une philosophie du partage, de la co-construction et de la libre distribution. Mais en servant toujours l’efficacité maximale.
Ce qui veut dire que l’open-source ne consiste pas à tout offrir gratuitement sur un plateau d’argent avec une transparence totale — mais plutôt à favoriser le progrès d’une technologie en déployant la force du collectif.
Et c’est en ça qu’Odoo a beaucoup à nous apprendre.
Partager la connaissance, et financer son développement
Dans un entretien, Fabien Pinckaers (le PDG d’Odoo) raconte qu’il a mis plus de 10 ans à changer sa compréhension dogmatique de l’open-source.
Aux débuts d’Odoo, l’open-source était une non-question pour lui.
Il avait toujours baigné dans la communauté du logiciel libre, il ne comptait pas changer du jour au lendemain. Tous les logiciels qu’Odoo a développés pendant plus d’une décennie étaient donc entièrement gratuits, avec un code source entièrement accessible.
Mais le revers de l’open-source — que Fabien Pinckaers n’avait pas prévu — était dans la constante recherche de financements pour payer ses employés.
L’équation est toute simple :
Au début, il était seul dans son aventure, prêt à aider le monde entier avec ses logiciels gratuits en déployant sa force de travail.
Puis rapidement, il a recruté ses premiers employés, aussi investis que lui dans l’aventure du logiciel libre, mais qu’il fallait bien rémunérer. Pour ça, il a dû chercher des subventions, lever des fonds, contracter des emprunts, et vendre ses services pour générer un peu de chiffre d’affaires.
Mais comme son ambition était de faire de très bons logiciels adoptés massivement, il a dû recruter beaucoup de développeurs. Plusieurs centaines, au bas mot. Si bien qu’il s’est retrouver à constamment rechercher toujours plus de fonds pour financer son développement.
La fuite en avant perpétuelle dans la recherche de financements que je viens de décrire ressemble beaucoup à ce qu’on trouve dans l’univers des start-ups technologiques.
Pour amorcer la pompe, beaucoup d’entre elles choisissent de lever de l’argent (via des investisseurs, des emprunts, ou des subventions) qui leur permettent de rentrer dans leurs frais jusqu’à trouver leurs premiers clients, et gagner leurs premiers revenus.
Le problème de l’open-source dans sa vision la plus monolithique, c’est que le revenu n’arrive jamais.
Ou plus précisément, il n’arrive jamais en suffisamment grande quantité pour atteindre la sacrosainte capacité d’autofinancement.
Si bien qu’il est extrêmement difficile de survivre pour les entreprises open-source.
Les seules qui y parviennent correctement ont souvent une communauté si immense qu’elles peuvent compter sur les donations de leur audience pour couvrir leurs charges. Je pense par exemple à Blender ou Wikipedia qui ont réussi cet exploit.
Mais quand on n’a pas une audience aussi vaste, il devient quasiment impossible de sortir de cette escalade épuisante du financement sans en passer par une hybridation du modèle.
C’est donc ce qu’a fait Odoo.
Ils ont décidé de sortir d’un modèle entièrement gratuit, purement open-source, pour s’orienter vers un modèle qu’ils décrivent comme open core (“core” voulant dire “cœur”).
C’est-à-dire qu’ils continuent de développer leurs logiciels gratuits, et ils continuent de donner aux utilisateurs l’accès au code source de leurs logiciels — exactement comme ils le faisaient auparavant. Mais dorénavant, ils proposent des extensions à leurs logiciels qui, elles, sont payantes.
Et ce faisant, ils peuvent financer sereinement le développement de leurs futurs logiciels (ou des améliorations de leurs logiciels actuels) sans devoir faire un appel aux dons tous les 6 mois.
Autrement dit, ils montrent que l’open-source n’est pas incompatible avec le fait de gagner de l’argent.
Et forcément, ça ne peut que nous inspirer. Car encore plus que dans le monde du logiciel, la capacité d’autofinancement est un phare que n’importe quelle entreprise du monde automobile doit atteindre aussi vite que possible.
Où nous positionner ?
Je ne suis évidemment pas en train de dire que nous devons copier Odoo.
Il serait d’ailleurs absurde de penser qu’il soit possible reprendre à la lettre le modèle économique d’une entreprise de logiciels.
La raison est simple : nous ne fabriquons pas un logiciel, et nous avons des enjeux matériels bien différents.
En revanche, l’existence d’Odoo montre que l’open-source doit être vu comme une frise sur laquelle nous pouvons nous positionner, plutôt que comme un impératif doctrinaire.
Si bien que si je devais résumer les différents positionnements possibles, j’en verrais 4.
(1) Le plus à gauche de la frise, c’est celui de Wikipédia : aucun modèle économique autre que l’appel aux dons, mais une application exemplaire des préceptes de l’open-source, où les utilisateurs peuvent modifier par eux-mêmes l’encyclopédie en ligne.
(2) Tout à l’opposée, on retrouve Total Énergies : leur modèle économique est en béton, mais ils ont une culture du mensonge et de l’opacité qui empêche de fait leur audience de nouer avec eux ne serait-ce qu’un début de relation.
Et entre ces 2 entreprises antagonistes, on retrouve toutes sortes de nuances de l’open source.
(3) D’abord Odoo, pas si loin de Wikipédia, dont on vient de voir la capacité à allier la mise à disposition gratuite de leurs logiciels avec un modèle économique suffisamment solide pour financer leur développement.
(4) Ensuite, il y a Team For The Planet, le fond d’investissement citoyen qui se donne le droit de refuser aux entreprises jugées cyniques l’accès aux technologies sous licence qu’ils ont financées.
Et enfin, il y a nous.
Pour le moment, le chemin que nous empruntons est résolument plus à gauche de la frise qu’à sa droite.
Comme Odoo à ses débuts, nous pouvons nous le permettre car nous n’avons pas encore trouvé un modèle économique stable et durable. Mais nul doute que, quand nous l’aurons trouvé, nous serons mis face à des dilemmes aussi complexes que ceux auxquels Odoo a dû faire face.
L’un de ces dilemmes se trouve par exemple dans le choix de nos partenaires industriels :
Est-ce que nous devrons exiger d’eux une transparence absolue, et l’autorisation de communiquer sur l’ensemble de notre collaboration ?
Ou est-ce que nous devrons nous résoudre à signer les accords de non-divulgation et de confidentialité que certains partenaires nous tendront ?
Il n’y aucun doute que cette question se présentera, tout comme des dizaines d’autres dilemmes. Nous aurons alors une seule responsabilité : tenter d’y répondre avec l’exigence qui nous caractérise jusqu’ici.
Je souhaite ouvrir la discussion avec vous, les Pionniers
Lors du dernier événement du Club des Pionniers, organisé il y a quelques jours, tous les Pionniers présents ont eu l’opportunité de partager la vision de l’open-source qu’ils aimeraient voir se développer chez Ambre, et au sein de l’association.
Je voulais donc profiter de ce rapport hebdomadaire pour en faire de même, et vous présenter la vision de l’open-source que je trouve aujourd’hui la plus réaliste. Une version de l'open-source compatible avec la réalité de l’aventure industrielle que nous essayons de créer.
Mais l’aventure que nous vivons n’en est justement qu’à ses balbutiements.
Et si le partage du savoir fait partie de notre philosophie depuis le tout premier article publié sur construire-sa-moto-electrique.org, nul doute que notre relation à l’open-source va évoluer — notamment sous l’impulsion que la communauté que vous représentez.
Je souhaite donc ouvrir la discussion, avec tous ceux parmi vous qui souhaitent y participer.
Vous savez comment m’écrire, que ce soit par e-mail ou directement dans les commentaires de ce rapport hebdomadaire. Et je vous invite chaudement à rejoindre cette discussion !
Je ne sais pas vraiment où cet échange nous mènera, ni les conclusions que nous en tirerons.
Mais créer le Club des Pionniers était aussi un pari : celui que les meilleures décisions seront prises en mélangeant nos matières grises. Et jusqu’à présent, ce processus s’est avéré payant. Il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas une fois encore !
Bon dimanche à tous,
Julien