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Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 219 pionniers.
Salut à tous,
Décembre 2019.
J’étais dans une salle d’attente blanche, à quelques instants de prêter mon articulation acromio-claviculaire à des rayons X, censés identifier ce que je m’étais déplacé en tombant de mon lit l’avant-veille.
Il faut dire que la veille, quand le médecin généraliste m’avait ausculté, il craignait le pire : mon acromion marquait ce que le jargon décrit comme une touche de piano. C’est-à-dire une très douloureuse luxation acromio-claviculaire de stade 3.
Mais peu m’importait la douleur.
Cet accident domestique était arrivé alors que j’étais en pleines recherches bibliographiques, sur les cadres de motos. Je voulais absolument trouver le cadre idéal pour ma moto électrique de rêve. Et pour le trouver, je devais les étudier tous.
Dans la salle d’attente, j’avais donc posé sur mes genoux mon ordinateur et un gros classeur dans lequel j’avais imprimé un livre spécialement consacré aux cadres de motos.
Et dans ce moment hors du temps dont ces salles immaculées ont le secret, je rédigeais l’article bibliographique que j’avais consacré aux cadres de motos.
Si je me souviens si clairement de cet instant, c’est car j’étais en train de rédiger la conclusion.
Une conclusion au cours de laquelle il me semblait que j’avais fait une découverte marquante. J’avais en effet observé qu’en moto électrique (et en 2-roues électriques en général), les cadres allaient être bouleversés.
Je vous laisse vous délecter du passage où je fais part de mon épiphanie :
“Elle consiste à remarquer qu’une moto électrique est quand même assez différente d’une moto thermique. Le moteur électrique a une forme diamétralement opposée à celle du moteur thermique, sans parler de la batterie, aussi volumineuse qu’un bagage cabine.
Si on assemble le moteur électrique et la batterie ensemble, on peut parfaitement imaginer de les utiliser comme structure de la moto. On tirerait ainsi parti du volume conséquent de la batterie, qui est censée, quoi qu’il arrive, être très rigide pour protéger le motard en cas de chute.
Je tiens donc ma réponse. Il suffit de traiter le châssis d’une manière analogue à celle de la Royal Enfield Bullet, qui utilise son moteur comme structure principale du châssis.
Tous ces efforts n’auront donc pas été vains. Nous sommes enfin arrivés à une solution élégante. Reste à savoir si elle sera faisable. Seul l’avenir nous le dira. J’ai néanmoins confiance dans cet avenir. Car ensemble, nous le construisons avec intelligence.”
À cette époque, cette découverte me semblait majeure.
Car à cette époque, aucune moto électrique n’était équipée d’un groupe motopropulseur faisant office de châssis. Toutes les motos électriques suivaient un schéma plus classique, d’un cadre périmétrique embrassant la batterie.
Mais 4 ans plus tard, il semblerait que cette découverte n’en soit plus une.
Une marque historique de motos venant d’outre-Atlantique a montré la voie, bientôt rejointe par des marques venant de l’autre opposé du planisphère.
Le marché semble donc aujourd’hui donner raison à l’apprenti-concepteur que j’étais. Ce qui, vous l’imaginez, m’amuse beaucoup. Avoir raison en avance grâce à un regard de débutant, c’est toujours un beau pied de nez.
Mais ce n’est pas tout ce que je tire de cette chronologie.
Car il reste encore de nombreux 2-roues électriques qui n’ont pas sauté le pas du groupe motopropulseur structurel. Alors que pourtant, ils auraient tout à y gagner.
Mais c’est sans compter sur une barrière à l’entrée que je n’avais pas initialement aperçue.
(Mon passage en radio, pour le fin mot de l’histoire, n’a montré rien d’autres qu’une élongation du ligament coraco-acromial. La luxation qui était crainte par le généraliste n’était que le signe d’une articulation marquée par des années de plaquages généreusement alloués à mes adversaires rugbystiques.)
Le cas de la Livewire S2 Del Mar
Vous aurez sans doute reconnu la marque historique de motos qui m’a fait l’honneur de croire autant que moi dans le groupe motopropulseur structurel : c’est Harley-Davidson.
Ou plus précisément, c’est Livewire. La marque fille d’Harley-Davidson, que le géant à l’écusson orange a créée pour se spécialiser uniquement dans le segment des motos électriques.
Ce qui est très intéressant dans le cas de Livewire, c’est qu’ils ne m’ont pas seulement donné raison.
Ils ont aussi montré que se passer d’une groupe motopropulseur structurel est un tort.
Et ils l’ont montré de la plus belle de manières : en changeant de cap.
Car si vous vous souvenez bien de la première moto électrique produite par Livewire (la Livewire, ça ne s’invente pas), vous savez qu’elle n’avait pas de groupe motopropulseur structurel.
Son architecture mécanique était identique à ce qu’on trouvait alors sur le marché de la mobilité électrique : un cadre périmétrique faisant la jonction entre la colonne de direction et l’axe du bras oscillant, et enveloppant le groupe motopropulseur.
Autrement dit, Livewire a initialement fait le choix de ne pas réinventer la roue.
Le problème, c’est que la marque américaine a vite réalisé que cette architecture était synonyme d’un défaut conséquent : elle faisait exploser le poids sur la balance.
La Livewire pesait en effet 249 kg, ce qui était objectivement astronomique.
Et la cause était toute trouvée.
Elle résidait dans la superposition de composants métalliques. Entre le cadre périmétrique, le boitier mécanique de la batterie et le carter du réducteur, la Livewire était un amoncellement de métaux. Et en conséquence, son poids touchait des sommets.
Or chez Livewire, les concepteurs mécaniques savaient que cette débauche métallique n’était pas absolument utile. Car ils savaient pertinemment que tous ces composants métalliques étaient redondants dans leur rôle.
Et oui : dans une telle architecture, les flux d’efforts mécaniques passent à la fois par le cadre, par le boitier batterie, et par le carter du réducteur.
Pour se donner un ordre d’idée de cette redondance, un petit dessin.
En rouge, vous pouvez voir les flux d’efforts pour lesquels le cadre de la Livewire a été conçu. En somme : une conception robuste exige que le cadre soit capable de reprendre tous les efforts appliqués sur la moto.
Mais en rose, vous pouvez voir les flux d’efforts “parasites”, qui au lieu de transiter par le cadre, transitent aussi par le boitier batterie et le carter du réducteur (car ils opposent eux aussi une rigidité).
Ce qui implique que, quand l’équipe de conception a conçu le boitier batterie et le carter du réducteur, elle a été forcée de prévoir les cas où les flux d’efforts transiteraient par ces 2 composants mécaniques.
Aboutissant à un surdimensionnement généralisé.
C’est absolument toujours le cas lorsqu’on trouve une redondance mécanique. Tous les éléments sont surdimensionnés, pour parer au pire des cas où ils récupèrent individuellement l’intégralité des flux d’efforts.
Forts conscients de cette aberration, les concepteurs de chez Livewire ont donc changé de cap. Et sur leur deuxième moto électrique, ils se sont carrément séparés du cadre périmétrique pour économiser sa redondance mécanique ainsi que son poids.
Ce qui a donné la Livewire S2 Del Mar (à mes souhaits) :
Grâce à l’économie de son cadre, elle pèse 50 kg de moins que sa sœur, pour 5 kWh de moins.
Si on considère que ces 5 kWh de différence pèsent environ 30 kg, et que l’absence de réducteur fait gagner 10 kg, on comprend que cette nouvelle architecture a fait gagner 10 kg à la Del Mar.
10 kg, ça peut sembler anecdotique mais dans une moto. Mais ça ne l’est vraiment pas.
Ainsi, Livewire a montré la voie. Et la marque américaine a fait des émules. Car voici une photo qui a récemment été prise lors d’un salon du 2-roues en Chine :
C’est l’architecture mécanique d’un scooter électrique, dont vous pouvez constater qu’effectivement, elle aussi a fait l’économie d’un cadre périmétrique. Autrement dit, après les Etats-Unis, c’est la Chine qui s’y met.
Et quand la Chine s’empare d’un sujet, vous savez aussi bien que moi que ça peut aller vite.
Mais derrière cette remarque, se trouve une deuxième remarque.
C’est qu’hormis Livewire et ce mystérieux constructeur chinois, tous les autres constructeurs continuent d’installer des cadres dans leurs 2-roues électriques. À commencer par le géant BMW, qui tant sur son scooter CE-04 que sur sa moto CE-02, a opté pour la solution de la redondance mécanique du cadre tubulaire.
Comment expliquer que malgré l’évidence, ils continuent dans cette voie ?
Une question de prix
La réponse à cette question est immédiate : fabriquer un groupe motopropulseur structurel demande un investissement industriel conséquent, synonyme de fonderie d’aluminium.
En effet, le groupe motopropulseur de la Livewire S2 Del Mar a été fabriqué en fonderie. Il est composé de 2 caissons symétriques, parcourus d’ailettes de refroidissements, de nervures de rigidification et d’interfaces de fixation.
Or pour en arriver à ces 2 caissons en fonderie, encore faut-il fabriquer leurs moules.
Et un moule, à fabriquer, c’est extrêmement cher. Car il doit être usiné dans la masse, avec une précision très élevée, et souvent en de nombreux exemplaires pour aboutir au résultat optimal. L’investissement se compte alors en centaines de milliers d’euros. Et ce, à destination d’une moto électrique dont les ventes ne sont pas garantis.
Sans oublier que pour en arriver à fabriquer leurs moules, encore faut-il avoir étudié la tenue mécanique des caissons, ainsi que l’écoulement de l’aluminium en fusion dans les moules pour éviter les mauvaises surprises. Ce qui implique qu’au coût de fabrication des moules, on doit ajouter les coûts d’études mécaniques. Et ces coûts aussi se comptent en centaines de milliers d’euros.
Si bien qu’à la fin, sur les seuls caissons du groupe motopropulseur structurel, la dépense en investissements s’élève à plus d’un million d’euros.
Livewire, comme les constructeurs chinois, peuvent se permettre une telle dépense. Car ils savent pertinemment qu’en développant une logique de “plateformisation” de leur groupe motopropulseur structurel, ils arriveront rapidement à récupérer leur mise.
Pour eux, ce groupe motopropulseur structurel est donc un actif technologique très fort. Un investissement hautement stratégique.
Mais pour les autres, ceux qui n’ont pas la trésorerie suffisante pour avancer une telle somme, cette dépense n’est pas raisonnable.
Et ça vaut aussi bien pour les petits constructeurs (Zero Motorcycles) qui ont une trésorerie constamment vacillante, que pour les gros constructeurs (BMW Motorrad) qui préfèrent limiter les investissements avant d’être sûrs de leur succès.
C’est pour cette raison, je crois, que le groupe motopropulseur structurel est si minoritaire.
Pour autant, je n’ai pas changé d’avis depuis mon épisode prophétique de 2019.
Je continue de concevoir un groupe motopropulseur structurel sur notre prototype, en sachant pertinemment que dans l’état actuel des choses, nous n’avons pas les moyens de le financer.
Mais alors, pourquoi m’obstiner ?
Une obligation et une opportunité
Je m’obstine pour 2 raisons.
La première, c’est que je n’ai pas d’autre choix : notre preuve de concept pèse aujourd’hui plus de 210 kg. Pour une équivalente 125, c’est un poids éléphantesque. On ne peut pas se permettre de mettre un tel tank sur le marché.
Dans la conception de notre prototype industriel, je dois donc couper dans le gras en me séparant de toutes les masses excédentaires. Ça passe donc par un allègement de notre moteur obèse, mais ça passe aussi par l’éviction de notre cadre périmétrique.
Et si je déboulonne notre cadre périmétrique, je n’ai pas d’autre choix que de promulguer notre groupe motopropulseur à sa place.
La question du groupe motopropulseur structurel est donc tranchée.
Si je veux garder nos 80 kg de modules de batterie de Renault Zoé en abaissant largement le poids de notre prototype, je suis contraint de passer par un groupe motopropulseur structurel.
Le problème, nous l’avons vu, c’est qu’il nous est aujourd’hui impossible de nous offrir la fabrication d’un tel groupe motopropulseur structurel. Une fonderie d’aluminium aussi ambitieuse n’est pas à notre portée.
C’est là que mon travail de conception devient intéressant.
Et c’est là que l’odyssée prend un nouveau tournant.
Toute odyssée qui se respecte doit en effet être jonchée d’épreuves réputées impossibles. Et plus que d’être réputées impossibles, c’est épreuves doivent être inévitables.
Ce faisant, l’odyssée nous force à redoubler d’imagination. Car de toute manière, nous n’avons pas d’autre choix que de nous tirer d’affaire. Jusqu’à ce qu’à force d’efforts, des opportunités inespérées se révèlent, ouvrant une porte de sortie.
C’est précisément ce qui m’est arrivé.
Il y a quelque temps, je vous ai partagé les premiers dessins du groupe motopropulseur structurel que j’avais conçu. Vu de l’extérieur (outre quelques entorses aux bonnes pratiques de la fonderie), il semblait prometteur.
Mais je viens de le rappeler, nous n’avons pas les moyens de le fabriquer.
Conscient de cette impasse, je me suis donc assis à ma table de dessin numérique. Et face à cette situation désespérée à l’issue favorable obligatoire, je n’ai pas eu d’autre choix que de tourner le problème dans tous les sens.
En me répétant les termes du problème, inlassablement, comme un mantra :
“Je veux trouver un moyen de faire un groupe motopropulseur structurel pour une fraction du prix d’une fonderie d’aluminium, tout en conservant les propriétés mécaniques d’une fonderie d’aluminium.”
Voilà l’archétype du vœu pieux !
Mais à la surprise générale, je crois que j’ai fini par trouver une opportunité à force de marcher à tâtons dans cette brume épaisse. J’ai divisé le problème en petits problèmes, et j’ai été frappé par une idée : pourquoi ne pas mettre à profit le potentiel de l’extrusion d’aluminium ?
L’extrusion d’aluminium, la bonne issue ?
L’extrusion d’aluminium, c’est un procédé de fabrication d’une rare simplicité, mais qui offre des propriétés mécaniques sérieuses et des tolérances dimensionnelles satisfaisantes. Et qui est déjà largement utilisé dans les moteurs électriques.
Si on réutilise ce procédé déjà bien établi pour loger les modules de batteries, cet assemblage devient une sorte de brique mécanique idéale pour composer notre groupe motopropulseur.
Vous pouvez alors assembler ces briques entre elles (disons 4 briques), et paf, vous obtenez un groupe motopropulseurs structurel. Et re-paf, ce groupe motopropulseur est à la fois performant thermiquement, mécaniquement, et économiquement.
Car c’est à ce moment que le tour de passe-passe opère : j’estime aujourd’hui que, pour moins de 100 000 €, on pourra arriver à prototyper industriellement ce boitier mécanique.
C’est certes encore élevé, mais largement moins que la fonderie.
Ainsi semble s’achever une nouvelle étape de notre odyssée.
Je ne sais pas exactement si c’est une idée aussi lumineuse que ce que je crois, mais les premières simulations numériques que j’ai lancées me comblent d’espoir. Et de manière délicieusement opportune, cette architecture est bien plus modulaire que celle que j’avais conçue initialement.
(Ce qui, forcément, permet de réutiliser ce bloc motopropulseur dans un autre contexte, amortissant d’autant plus l’investissement industriel.)
Aujourd’hui, j’en suis donc à ce stade de ma réflexion.
Je n’ai pas encore pris de contact avec des entreprises spécialisées dans l’extrusion d’aluminium, même si ça ne saurait tarder. Car avant ça, je préfère m’en remettre à votre avis, pour savoir si je n’ai pas manqué des angles morts.
Je sais que parmi vous, nombreux sont ceux qui sont passés par des endroits comparables, tant en conception mécanique qu’en outillage industriel. Alors partagez avec moi ce que vous en pensez, dans les commentaires :
Et en attendant de vous lire, je vous souhaite un très bon dimanche.
Julien
Bonjour à tous, nouveau ici mais très intéressé par votre travail! J'imagine que vous y aviez pensé mais je ne le vois nulle part donc je me permets d'en soumettre l'idée; avez-vous réfléchi à l'impression 3d métal ?
Au plaisir de continuer à vous suivre, salutations, Jerome
Venant de l’aéronautique, je valide l’idée de l’extrusion alu!
La tôle pliée + soudure ce sont trop de complications dans la mise en œuvre de la soudure et le traitement thermique pour se débarrasser des contraintes résiduelles, à mon avis