Les leçons de 4 ans et demi de recherche
Qui ont dévoilé le fonctionnement de l'industrie automobile
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Salut à tous,
J’ai consacré plus de 4 ans de ma vie à étudier dans ses moindres détails un fil d’acier de 0,8 mm de diamètre. Aujourd’hui, je le connais si bien que j’ai l’absurde impression d’être le créateur de ce fil d’acier austénitique que j’ai analysé sous tous ses angles.
Exactement comme un fan inconditionnel d’un auteur aurait l’impression ridicule d’être le créancier de cet auteur. Je vous avais prévenu : c’est ridicule. Cela étant dit, je ne vais pas m’attarder sur cet état de fait quasi-pathologique, que toute personne ayant pratiqué de la recherche académique a expérimenté.
J’aimerais plutôt me concentrer sur l’entreprise qui a permis cet état de fait.
Cette entreprise, c’est CGR International. C’est une entreprise française (comme son nom l’indique si bien), qui produit de gigantesques quantités de ressorts. Et c’est cette entreprise qui a financé mes 4 ans et demi de thèse que j’ai consacrés à ce fil de 0,8 mm de diamètre.
Pourquoi l’a-t-elle fait ?
Car les commandes qui lui sont passées par les équipementiers automobile ont mis en lumière un problème majeur : c’est qu’il arrive trop souvent que CGR International constate des variabilités inexpliquées dans les propriétés des fils d’acier qu’ils utilisent pour former leurs ressorts.
Par exemple, ils ont gagné il y a quelques années un appel d’offre pour équiper en ressorts les mécanismes de ceinture de sécurité d’un équipementier allemand, à destination de constructeurs automobiles eux aussi allemands.
Et au moment de fabriquer la quantité astronomique de ressorts commandés par cet équipementier, ils ont observé que d’une bobine de fil à l’autre, le taux de rebut dans leur ligne de fabrication pouvait varier du simple au quintuple.
Soit un manque à gagner qui se chiffrait en millions d’euros, toutes les semaines.
Et une quantité de déchets qui fait grincer des dents. Car les ressorts ne respectant pas les spécifications dimensionnelles demandées par le client ont une destination toute trouvée : la benne.
Ils ont donc convoqué mon laboratoire pour essayer d’expliquer ce couac dans le cadre d’un doctorat. Ce que j’ai modestement tenté de faire, réalisant que ce simple couac cachait en réalité une montagne d’autres couacs. Ce qui, en recherche, est aussi surprenant qu’un tweet injurieux de Donald Trump.
Mais au-delà d’un casse-tête théorique, mes travaux de recherche m’ont permis de comprendre comment fonctionnait l’industrie automobile :
Un constructeur automobile (appelé usuellement “OEM” pour “Original Equipment Manufacturer” dans la chaîne d’approvisionnement automobile - cf. l’image en-dessous) a besoin pour des raisons évidentes de ceintures de sécurité sur ses sièges.
Il s’adresse alors à un équipementier de rang 1 (”TIER 1”), qui va l’approvisionner en sièges équipés de ceinture de sécurité.
Mais cet équipementier n’est pas spécialiste des mécanismes de verrouillage des ceinture de sécurité, il s’adresse alors à un sous-traitant de rang 2 (”TIER 2”) qui est un expert mondial des mécanismes de verrouillage.
En revanche, cet équipementier de rang 2 ne sait pas produire le ressort de traction nécessaire au verrouillage de son système de sécurité, ce qui lui vaut de s’adresser enfin à un sous-traitant de rang 3 (”TIER 3”) qui sait fabriquer ce ressort.
Ce sous-traitant, c’est CGR International, qui sait faire des quantités astronomiques de ressorts.
Mais ce sous-traitant réalise qu’il a un problème qui lui fait perdre des millions d’euros, à cause d’un faible respect des tolérances dimensionnelles de ses ressorts.
Ce sous-traitant en bout de chaîne se voit alors contraint de consacrer 4 ans à étudier les raisons de cette variabilité mystérieuse, sans garantie de succès.
Et effectivement, il n’a pas beaucoup de succès (je peux en témoigner) car il a déblayé un domaine scientifique poussiéreux mais il n’a pas gagné en rendement industriel. Et ses bennes sont toujours pleines.
Cet enchaînement est l’opposé exact de la responsabilité en cascade. C’est-à-dire que s’il y a un défaut sur un fil d’acier à la base de la pyramide, ça ne sera jamais le constructeur en haut de la pyramide qui en pâtira. Lui, il n’en saura jamais rien. Il aura toujours ses ceintures de sécurité.
En revanche, celui qui en paiera les frais, c’est l’équipementier tout en bas de la pyramide. Puisqu’il dépensera des millions d’euros en pure perte, et cherchera à colmater les brèches tant bien que mal.
Et parfois, ce sous-traitant ne survivra pas à cette accumulation de pertes sèches.
Si bien qu’il n’est pas rare de déplorer des fermetures de sites industriels centenaires de sous-traitants de rang 3 (il y a des exemples à la pelle en France), qui n’ont absolument pas impacté les constructeurs au sommet de la chaîne.
La plupart des risques sont donc pris par ceux d’en bas. Et ceux d’en haut sont systémiquement protégés. Ils sont, en jargon spécialisé, considérés comme “too big to fail”. Si gros qu’ils seront protégés tant par leur position préférentielle que par les gouvernements qui les chapeautent.
Cela ayant été dit, je n’ai pas nécessairement de solution à apporter.
Du moins, pas pour le moment. Il faut savoir raison garder, et il est illusoire de croire dans le bouleversement soudain d’un système centenaire. Même si, évidemment, j’ai tendance à croire que les plus belles années de ce fonctionnement sclérosé sont derrière lui.
Il me semble seulement nécessaire de poser le décor de l’industrie dans laquelle nous nous insérons. Afin de comprendre les freins qui nous y attendent et de calmer nos ardeurs naïves qui clament “qu’il suffit de”.
Car n’en déplaise aux plus idéalistes d’entre nous, nous ne pourrons pas faire fi des acteurs actuels de l’industrie automobile. Ils sont là depuis un siècle. Et il y a de fortes chances qu’ils soient encore là dans un siècle.
Alors que dans notre cas, une telle longévité n’est pas garantie aussi certainement.
Pour leur faire accepter la transition mobilitaire que nous proposons, nous allons donc devoir user de nos meilleurs stratagèmes. Nous allons devoir parler leur langage, pour ne pas les brusquer et leur faire comprendre que nous sommes dans leur camp.
Voilà qui est entendu.
Et voilà qui marque notre programme sur les prochains mois, dans nos relations avec Mahle (un TIER 1) et Renault (via sa Refactory).
Bonne fin de semaine,
Julien
Comme d'hab, cher Zébulon de la Watto, tu as l'art de faire ressortir les spires de l'intrigue ! Dommage que les scénaristes américains se soient remis au boulot, tu avais probablement une ouverture dans ce métier, à l'instar de Jean-Claude Dusse, on ne sait jamais, sur un malentendu !
Ceci dit, une batterie ne pourrait-elle pas être considérée comme un ressort chimique. Ce qu'en dit la norme ISO 26909:2010
« ressort :
dispositif mécanique conçu pour emmagasiner de l'énergie lorsqu'il est déformé et en restituer la même quantité lorsqu'il est relâché. »
En remplaçant "mécanique" par "chimique", "déformé" par "chargé", "relâché" par "déchargé" le professeur Rollin aurait pu nous enfumer à ce sujet.
https://youtu.be/EFs0d7kT4I0?si=AqVf68dqLuxoa0Pd
Ah oui... 4 ans... quand même !
Je suis pas tout à fait d'accord sur le "ils seront là encore dans un siècle". Je prends pour exemple Nokia. Qui aurait parié dans les années 2000, qu'ils quasi disparaîtraient. Ils ont "juste" raté un virage majeur. Ca leur a coûté le marché du téléphone grand publique. Le monde de l'automobile n'y échappe pas non plus. Qui aurait pu prédire il y a 20 ans, qu'un fabricant américain parti de nulle part, damerait le pion des véhicules électriques aux constructeurs bien établi et centenaires. Les contraintes environnementales et, j'y reviens encore, le SDV changeront la donne, je vous le garantie !
Très bonne soirée à tous.