Les simulations numériques par éléments finis
Je m’apprête à me lancer dans un "tunnel de conception"
Temps de lecture : 15 minutes.
Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 216 pionniers.
Salut à tous,
Cet été, beaucoup de commentateurs du climat se sont émus de la sévère canicule qui a pris en otage le sommeil de millions de français. Forcément, je ne m’aventurerai pas à me moquer de leur émotion. Car moi aussi, j’en ai perdu mon sommeil.
Mais cet été, un autre événement mémorable a eu lieu, dans l’anonymat le plus total.
Je vais peut-être vous surprendre en vous révélant la nature de cet événement, car il est aux antipodes de notre sujet d’intérêt.
Rassurez-vous néanmoins, je m’engage à retomber sur mes pieds comme un félin expérimenté, d’ici à la fin de ce rapport.
Cet événement, donc, a été la production prolifique de prunes dans le Tarn.
Je n’ai aucune idée de si cette surproduction des pruniers a été généralisée sur tout l’hexagone. J’ai bien essayé de chercher, sans succès. Mais ce dont je suis sûr, c’est que tous les jardins de mon Tarn natal composés de pruniers ont été d’une fécondité historique.
Une fécondité qui a été telle qu’elle a fait rompre une branche principale du mirabellier de mes parents, abattue par un poids qu’elle n’avait jamais connu. Et une fécondité dont mon grand-père s’est enthousiasmé, mes donnant des cageots de prunes dont je n’ai su que faire.
En somme, l’été 2023 a ravi les amateurs de ce petit fruit dont le taux de sucre frôle celui d’un Coca-Cola.
Mais devant cette production inhabituelle, je n’ai pas su me réjouir.
D’abord, car ce fruit ne me semble pas être la plus belle invention de l’évolution. Ce qui ne me concerne que moi, évidemment — je ne cherche aucun ennui auprès des défenseurs de la prune.
Mais surtout car j’ai lu il y a quelques années un livre best-seller sur La vie secrète des arbres, dont j’ai retenu bien peu de choses. Sauf une : c’est que souvent, lorsqu’ils sentent leur mort arriver, les arbres produisent une dernière fournée opulente.
C’est leur dernière danse.
Un dernier coup de théâtre, façon Molière dont la légende veut qu’il soit mort sur scène (ce qui n’est évidemment pas le cas).
Ne voulant pas jouer l’oiseau de mauvaise augure, je n’ai pas partagé mes craintes à mon grand-père. Mais je n’en pensais pas moins, la larme à l’œil, en mangeant les prunes de son jardin (que je n’aime pas tant que ça, si je dois le rappeler).
Cela ayant été dit, pourquoi diable évoquer les prunes des jardins tarnais ?
Eh bien car depuis la rentrée, vous aurez sans doute noté que nous fourmillons de bonnes nouvelles et d’avancées, exactement comme un arbre fruitier aux branches prolifiques :
Nous avons fait tourner le moteur de notre groupe motopropulseur ;
Nous avons intégré l’incubateur de la Refactory de Renault ;
Nous avons proposé une manière de réduire le prix de production de notre groupe motopropulseur structurel, en s’appuyant sur le remplacement de la fonderie d’aluminium par l’extrusion d’aluminium ;
Et nous avons développé une logique de plateformisation de notre groupe motopropulseur, afin qu’il ne soit pas seulement intégré dans notre moto électrique.
Or la rentrée était il y a seulement 5 semaines.
Voilà donc une densité anormalement élevée d’idées et de bonnes nouvelles, qui pourrait nous faire penser étrangement à la densité anormalement élevée de prunes de cet été.
Et par là même, on pourrait craindre le même destin funeste que celui que j’ai prophétisé pour les pruniers tarnais.
Évidemment, je ne crois pas une seule seconde que c’est le cas.
Mais ça pourrait le devenir, si nous nous contentons de seulement produire des idées par milliers, sans les pousser au-delà du stade de bonne idée. Nous pourrions crouler, comme une branche surchargée de bonnes idées.
Alors aujourd’hui est une piqure de rappel.
Une piqure de rappel que nous ne devons pas seulement être producteurs d’idées, mais que nous devons aussi être concepteurs de ces idées. Pour s’assurer qu’elles sont effectivement pertinentes, et pour ensuite les concrétiser.
Aujourd’hui, je vous propose donc un rapport hebdomadaire laborieux.
Car nous allons voir ensemble que ce qui succède à une idée lumineuse est toujours — absolument toujours — moins amusant que la phase de bouillonnement créatif.
Le passage à l’action
Pour ne pas se contenter de vagues idées, il n’existe qu’une recette.
Cette recette, nous la connaissons bien, c’est de faire l’opposée de ce qu’on observe aux repas de familles ou aux discussions de comptoir PMU. C’est-à-dire de passer à l’action. Sans quoi, on ne dépasse pas le stade de l’ergoteur bavard.
Rien de très nouveau ici.
En revanche, ce qui est plus intéressant à mentionner, c’est qu’il y a plusieurs manières de passer à l’action. Et dans notre domaine, il y en a grossièrement 2 :
La première consiste à prototyper très vite nos idées ;
La deuxième consiste à faire des calculs savant pour confronter de nos idées.
Ces 2 manières mènent toutes les 2 au même résultat. Elles permettent d’affiner la conception de notre idée, pour lui retirer ce qui est inutile, conserver ce qui est nécessaire et arriver à une version aboutie.
Évidemment, ces 2 manières ont leurs forces et leurs faiblesses.
La première manière de passer à l’action, c’est celle des bricoleurs.
Ceux qui ont été dotés de mains omnipotentes, qui aiment forger les choses et qui ont l’impatience de les concrétiser rapidement.
La force de cette manière, c’est qu’elle est concrète. Elle est prouvable, impactante. Quand on voit notre idée devenue matérielle, on sait immédiatement si cette idée a de la valeur.
Mais sa contrepartie, c’est qu’elle n’est pas souple.
Elle ne peut pas être modifiée rapidement. Si on a tracé notre sillon dans une direction, le retour arrière est rendu difficile.
D’autant qu’étant matérielle, cette manière est relativement coûteuse. Car il faut bien acheter les matériaux, les composants, et les équipements nécessaires à la fabrication.
Quant à l’autre manière, c’est celle des cérébraux.
Ceux qui ont les ongles propres, mais qui savent taper très vite sur leur clavier. Ils ont la patience du long calcul.
La force de cette manière, c’est sans surprise qu’elle est plus robuste. Elle est le résultat d’une longue analyse du problème, et minimise donc les mauvaises surprises — puisqu’elle est censée avoir déblayé le chemin à grands coups de rotofil. Elle est aussi très économique (en dehors du coût de calcul), et ne souffre pas outre mesure lorsqu’elle aboutit à une impasse.
Mais le prix de cette manière, c’est qu’elle ne prouve rien.
Étant virtuelle, elle ne vérifie pas totalement la faisabilité de l’idée qu’elle a tenté de développer. Elle est donc sensible aux erreurs de calculs, et ne convainc strictement personne.
Si bien qu’arrivé à ce stade, on comprend que ces 2 manières ne sont pas dissociables.
Elles sont complémentaires.
Quelle que soit la manière (bricoleuse ou cérébrale) qu’on a choisie en premier, on doit absolument en passer par l’autre manière :
Des calculs sans prototype ne valent rien.
Et un prototype sans calcul, pas plus.
Mais quoi qu’il en soit, on doit choisir la manière par laquelle on doit commencer.
Et puisque je fais avec les moyens qui sont les miens, c’est la manière cérébrale que j’ai déployée en premier.
D’abord, pour des raisons matérielles : nous n’avons pas assez de trésorerie pour financer dès aujourd’hui un prototype satisfaisant. Mais surtout, car vous me connaissez : vous savez que j’appartiens à la deuxième catégorie.
Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que depuis quelques semaines, je planche sur des simulations numériques aux petits oignons.
(Ce qui ne m’empêche pas de préparer d’ores et déjà le prototypage de notre prototype industriel et de sa plateforme commune aux véhicules intermédiaires, car nous n’avons pas non plus un temps infini devant nous.)
Petit précis sur les simulations numériques
Vous l’aurez constaté, je viens de faire une équivalence entre “calculs” et “simulations numériques”.
Si vous êtes du sérail, vous savez pourquoi.
Mais il est possible que pour beaucoup d’entre vous, cette équivalence ne soit pas d’une limpidité sans défaut. D’autant que je le réalise aujourd’hui, mais j’ai toujours parlé de “simulations numériques”, sans jamais préciser ce que j’entendais par là.
Alors avant d’aller plus en avant dans le récit de la conception mécanique de cette plateforme commune aux véhicules électriques intermédiaires que je vais vous faire pendant les prochains mois, il me semble nécessaire de définir les termes.
Qu’entends-je donc par ce terme de simulations numériques ?
Ce que j’entends, c’est la méthode des éléments finis.
Une méthode de calculs de résistance des matériaux qui — comme toutes les méthodes sur lesquelles on s’appuie aujourd’hui en science mécanique — date de la période prolifique d’après la 2nde Guerre Mondiale.
Son principe est assez miraculeux.
Il consiste à considérer qu’une pièce complexe, soumise à des sollicitations complexes, peut être assimilée à une somme de petits éléments simples, soumis à des sollicitations simples.
D’où le terme d’éléments finis.
On procède alors en divisant notre objet d’étude en tous petits éléments, dont le comportement est relativement basique mais dont les interactions permettent d’expliquer le comportement complexe global.
Un peu comme pour une foule humaine.
Elle a un comportement difficilement prévisible, mais est en réalité constituée de nombreux humains dont le comportement est beaucoup plus simple : ils se déplacent individuellement, en essayant de ne pas percuter leurs voisins.
On dit alors qu’on procède à un “maillage” : l’objet complexe est divisé en un maillage de petits éléments simples, dont le comportement répondra aux hypothèses de base de la science des matériaux.
L’image suivante est l’illustration d’un maillage.
Ce qu’on peut y voir tout à gauche, c’est la forme complexe d’une pièce. À droite, 2 maillages plus ou moins fins de cette pièce à la forme complexe. Et ce que vous pouvez constater, c’est que les éléments ont tous une forme simple.
Ce sont soit des triangles, soit des quadrilatères.
La maillage en éléments simples aux formes simples et au comportement simple est donc la première étape de la simulation par éléments finis — c’est l’étape préliminaire.
La seconde, c’est la simulation en elle-même, pendant laquelle on va imposer des sollicitations à la pièce et observer comment elle réagit.
Et si la première étape du maillage est une étape capitale, c’est la seconde étape de la simulation des sollicitations qui est la plus importante. Car on doit dire au logiciel les sollicitations mécaniques qu’on veut imposer à notre pièce.
Est-ce qu’une de ses surface est maintenue immobile ? Est-ce que la pièce subit la gravité ? Est-ce qu’une force est appliquée par un élément extérieur sur une des surfaces de la pièce ?
Et croyez-le ou non : ces questions sont extrêmement difficiles à trancher.
Car pour simuler correctement le comportement de notre pièce, on doit lister absolument toutes les sollicitations mécaniques. Or ces sollicitations, dans la vraie vie, sont souvent relativement complexes et imbriquées.
Par exemple, si je vous demandais de me lister toutes les sollicitations mécaniques auxquelles doit résister un groupe motopropulseur de moto électrique dans un usage normal, vous me diriez quoi ?
La littérature le dit
Vous l’aurez compris, cette question est une question rhétorique.
Car sa réponse est extrêmement complexe, et demande en réalité d’avoir fait de nombreuses expérimentations physiques pour mesurer réellement les sollicitations mécaniques en jeu sur un groupe motopropulseur.
C’est hélas la limite des simulations numériques par éléments finis : elles simulent un monde qui répond aux hypothèses qu’on lui a paramétrées. Et ces hypothèses, pour bien les paramétrer, doivent reposer sur des mesures physiques.
Ce qui est d’ailleurs une confirmation de ce que je disais plus haut :
Les calculs ne valent rien s’ils ne reposent pas sur une phase de validation par prototypage.
Et le prototypage ne vaut rien s’il ne repose pas sur des calculs de conception préalable.
Mais nous sommes chanceux : des scientifiques se sont rassemblés pour créer un Institut de la Sécurité des Véhicules (“Vehicle Safety Institute”), afin de publier en accès libre leurs recherches sur la sécurité des véhicules.
Dont une étude, qu’ils ont menée sur un cadre d’Husqvarna Vitpilen 401.
Voilà qui m’a bien aidé.
Je vous laisse constater par vous-même la justesse du cadre de leur étude, et l’utilité que cette étude va représenter pour nous :
Ils ont récupéré un cadre de cette moto dont les lignes me ravissent à chaque fois que j’en croise une dans la rue (mais mon appréciation esthétique n’a aucun rapport avec notre sujet du jour) ;
Ils ont alors cherché à identifier toutes les sollicitations mécaniques que subit ce cadre, en conditions dites normales ;
Ils ont ensuite listé ces sollicitations dans l’image que j’ai mise en dessous, en précisant par ailleurs l’intensité des efforts pour chacune de ces sollicitations ;
Et ils ont mesuré les déformations du cadre sous ces différentes sollicitations.
(J’ai mis une capture d’écran de toutes les sollicitations pour les 4 différents montages, en P.S., pour ceux d’entre vous qui aimeraient se lancer dans une conception analogue.)
C’est presque miraculeux.
Car ce faisant, ils ont donné à tous les concepteurs mécaniques tout ce dont nous avons besoin pour lancer des simulations numériques représentatives de la réalité physique des choses.
Et non content d’éclairer nos hypothèses de modélisation, ils nous ont aussi donné les résultats auxquels nous devions nous attendre.
C’est extraordinaire, et c’est précisément ce dont j’avais besoin.
Le chemin est tout tracé
J’ai donc lancé les premières simulations numériques il y a quelques semaines, sur la base du protocole suggéré dans cette étude.
Et si tout n’est pas encore parfait, les premiers résultats permettent d’identifier ce sur quoi je vais devoir me concentrer dans la conception mécanique de notre plateforme commune aux véhicules intermédiaires.
D’ailleurs, vous pouvez le constater dans l’image ci-dessous, qui donne la contrainte équivalente de Von Mises (j’essaierai un jour d’expliquer ce que ce terme veut dire), et qui dépasse localement la limite élastique de l’aluminium.
Traduction : pour l’instant, ça casse.
Mais ici, je suis dans ma zone de confort. Car ce qui reste à faire n’est plus que de l’optimisation : identifier les zones faibles pour les renforcer et identifier les zones surdimensionnées pour les alléger.
Et évidemment, s’assurer à chaque instant que les simulations sont représentatives.
Je m’apprête donc à me lancer dans un tunnel de conception, ce qui m’excite démesurément. Je frétille comme à la veille d’une journée à Aqualand pour un enfant de 8 ans.
Et pour couronner le tout, cette semaine a été l’occasion de discuter avec un leader mondial de l’extrusion d’aluminium, qui semble séduit par l’idée de nous accompagner dans la conception de notre plateforme commune aux véhicules électriques intermédiaires.
Je vous en reparlerai le moment voulu, si tout se passe bien.
Mais ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que vraiment, tout commence à s’agencer plutôt bien dans notre conception.
Il reste encore des angles morts et des zones d’ombres, certes. Mais je suis optimiste sur notre capacité à concevoir une plateforme commune aux véhicules électriques. Ce qui est rare,
pourra vous le confirmer.Alors profitons de cette période prolifique, avant que l’hiver ne vienne.
Bon dimanche,
Julien
P.S. : La capture d’écran promise plus haut.
Salut Julien, Je suis tombé sur cette vidéo de broyage de batterie.. et j'ai trouvé ça très instructif... Notament pour la partie groupe propulseur de mobilité intermédiaire.. As tu des billes sur le sujet ?
https://youtu.be/t1j9TUV5coc?si=I_qTF3D2-NOBImM-
Super! Attention au modèle 3D utilisé pour faire le maillage, nous avons affaire à un assemblage vissé qui génère déjà des contraintes aux endroits des vis selon le couple de serrage. (Les vis ne comptent pas pour des prunes ;0) ) Attention également à la direction des efforts au niveau des contacts entre les plaques et des faces des profilés : seule la compression (l'appuis) est possible!
C'est un piège si l'étude porte sur un seul volume fusionné et maillé ! Pour l'éviter, un jeu peut être artificiellement créer entre la plaque et les profilés là où il n'y a pas de vis pour bien visionner les faces qui viendront en appuis. Cela permettra de retirer ce jeu dans les zones en compression pour relancer un second calcul... C'est super intéressant ! J'ai hâte de voir les résultats !