La fabrication des carénages transparents
Une saga épuisante, mais un résultat convaincant
Temps de lecture : 16 minutes.
Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 215 pionniers.
Salut à tous,
À peine avons-nous digéré le repas du réveillon que nous voilà revenus au bureau.
Je parle pour moi, mais c’est sans doute le cas pour beaucoup d’entre vous. En effet, l’architecture calendaire qui est la nôtre veut qu’une fois tous les 7 ou 8 ans, le réveillon du jour de l’an et de Noël arrive un dimanche.
Et aussi prosaïque que ça puisse paraître, cet agencement du début de 2024 est très évocateur de ce à quoi va ressembler notre année : dès le 2 janvier, nous étions déjà de retour au travail, prêts à en découdre avec le couteau entre les dents.
Car en 2024, nous n’avons aucun temps à perdre.
Nous commençons l’année par un sprint haletant qui nous amènera jusqu’à notre conférence de presse du 25 janvier, en marge du Rallye Monte-Carlo. Une conférence de presse où nous dévoilerons le premier prototype équipé de notre groupe motopropulseur.
Mais vous ne l’ignorez pas, le piquant de cette intrigue réside dans le fait amusant qu’aujourd’hui encore, ce prototype n’est pas tout à fait terminé.
Il y a à peine 1 mois, il était encore en pièces détachées dans notre atelier.
Il y a à peine un mois, aucun carénage n’avait encore été réalisé pour arrondir la silhouette de notre preuve de concept — qui s’apparentait plus à un écorché mécanique qu’à une moto électrique présentable.
Depuis, nous avons enclenché la 4ème vitesse (voire la 6ème) pour y remédier.
Nous avons d’abord commencé notre palpitant périple en choisissant tous ensemble pour l’esthétique que nous souhaitions associer à ces carénages, lors d’un rapport hebdomadaire qui vous a beaucoup fait réagir.
Au terme de cette discussion, c’est l’idée d’un carénage transparent qui a conquis l’écrasante majorité des suffrages.
Enthousiasmé par cette consécration, je me suis alors empressé de lancer la conception de ce carénage, suivi de sa fabrication. Car il n’y avait aucun temps à perdre, le compte à rebours assourdissant n’ayant aucune ambition de s’arrêter.
Aujourd’hui, 5 semaines se sont écoulés depuis cette issue triomphante.
Le moment est donc venu de vous livrer le verdict de cette petite épopée, de la fabrication périlleuse d’un carénage transparent. Une épopée dans laquelle les plus prudents d’entre vous ne croyaient guère.
Ce que je comprends, puisque je n’étais pas plus convaincu.
Mais j’ai bien appris une leçon de toutes ces années de travail consacrées à ce rêve fou. Et je sais maintenant que bien souvent, ce qui est réputé impossible est aussi ce que l’on doit absolument s’empresser de faire.
C’est donc ce que j'ai fait.
Sans trop d’espoir, mais avec conviction.
Et aujourd’hui, je me tiens devant vous, les armes à la main, pour vous annoncer qu’aussi impossible que ça ait été, j’ai réussi à fabriquer ces carénages transparents.
La conception des carénages
Le lundi 4 décembre, en arrivant au bureau, j’ai ouvert les résultats du sondage que nous vous avions soumis. Et en voyant l’écrasante majorité d’entre vous en faveur du carénage en plastique, j’ai été pris d’un vertige.
J’ai en effet compris à ce moment-là que je n’avais que quelques semaines pour concevoir et fabriquer un carénage transparent, en parallèle du montage de tous les organes mécaniques de notre preuve de concept.
Et puisque ça n’aurait pas été drôle autrement : je n’avais jamais fait ça.
D’ailleurs, j’ai été assez inquiété par mes recherches, qui m’ont permis de réaliser qu’il existait très peu de motos équipées de carénages en plastique. Et cette rareté, dans le milieu de la moto, n’était vraiment pas un bon signe.
Cette crainte s’est par la suite accentuée lorsque Josselin, qui a fabriqué le boitier inférieur dans lequel vient se loger l’une de nos batteries, m’a écrit pour m’expliquer qu’il me souhaitait bien du courage avec ce carénage plastique.
Selon ses mots : “c'est très compliqué”.
Voilà qui n’était pas pour m’arranger.
Mais je m’étais engagé dans cette voie. Je devais donc assumer ma position ambitieuse, et creuser suffisamment pour m’assurer de la faisabilité de cette idée.
La première étape de mon périple a résidé dans la conception des carénages. Car là encore — si je dois vous le rappeler — je n’avais encore rien dessiné de convaincant. Je me suis donc donné 3 jours pour avoir fini la conception de ces carénages transparents.
3 jours, c’est peu. Très peu.
Mais c’est aussi une opportunité.
Quand on n’a que peu de temps devant soi, on ne s’obstrue pas l’esprit à vouloir réinventer la roue. On commence par regarder autour de nous ce qui a déjà été fait pour ne pas perdre de temps en cycles successifs d’essais et erreurs.
J’ai donc fouillé dans mon environnement physique et mental, pour observer les carénages qui s’y logent et qui ont de fait passé l’épreuve du temps.
J’y ai alors trouvé un motif, qui semble se répéter depuis quelques années.
Tant chez les motos thermiques qu’électriques, les carénages dont le rôle est de cacher le réservoir ou la batterie se composent aujourd’hui majoritairement en 3 portions :
Une portion centrale qui joue un rôle de squelette et qui impose la silhouette de la moto ;
Et 2 portions latérales symétriques qui viennent enrober le squelette et qui marquent les courbes de la moto.
Ici, vous pouvez voir cette architecture sur la Vitpilen 401 d’Husqvarna, dont vous connaissez mon amour.
Et puisque ça vaut aussi bien pour les motos thermiques que pour leurs cousines électriques, vous pouvez retrouver ce même assemblage sur la EVA Ribelle d’Energica (qui nous a rendu la tâche encore plus simple en peignant le “squelette” en noir) :
Les raisons de la prévalence relativement nouvelle de cette architecture de cache-réservoir et cache-batterie sont assez limpides : cette architecture, en divisant un seul volume en 3 pièces, permet une plus grande simplicité de fabrication.
Forcément, on aura beaucoup plus de facilités à produire 3 pièces quasiment planes plutôt qu’une seule pièce creuse et volumineuse.
Sans surprise, cette remarque m’a valu un bruyant “eurêka !”.
Car la simplicité de fabrication, c’était précisément le phare de la conception de mes carénages. En seulement 3 jours de conception et en 3 semaines de fabrication, je ne pouvais pas me permettre de dessiner un volume trop complexe.
Je me suis donc saisi de ma coûteuse licence Solidworks, et j’ai tracé en 3 jours une version qui m’a paru satisfaisante du carénage transparent que je vous ai promis.
En reprenant, évidemment l’architecture ternaire reposant sur un squelette central.
Le jeudi 7 décembre, j’avais donc validé la première étape de ce parcours chaotique.
Il ne me restait qu’à passer à l’action, pour transformer cette ébauche numérique en une réalité matérielle. Et c’est quand j’ai entamé cette phase de réalisation matérielle que je me suis béni de n’avoir pas perdu une seule seconde sur la phase de conception.
Car le moins que l’on puisse en dire, c’est que j’ai dû m’y consacrer corps et âme.
La méthode de fabrication des carénages
Dans l’image que je vous ai montrée au-dessus, le plus complexe a réaliser réside dans les carénages transparents. Car la fabrication du squelette en aluminium n’aura été que l’affaire d’un clic, auprès d’une entreprise qui avait réalisé quelques pliages pour nous.
La montagne qui s’est dressée face à moi était donc celle de la fabrication des carénages transparents.
Une montagne que j’ai pris le temps d’aplanir en simplifiant autant que permis la géométrie des carénages ; mais une montagne suffisamment haute pour faire déglutir les plus intrépides d’entre nous.
Mais à nouveau, je n’avais pas d’autre choix que de trouver une solution.
J’ai donc dégluti difficilement, et j’ai cherché dans ma mémoire un début de piste qui saurait me libérer de cette chape de plomb dont je m’étais vêtu.
Avec une question qui guidait impérieusement mon introspection : “comment fabriquer ces carénages, avec les moyens qui sont les nôtres ?”.
Ou dit autrement : “ne serait-il pas plus productif de prier très fort pour provoquer un miracle ?”.
Évidemment, cette séduisante deuxième question ne m’a pas convaincu.
Le dernier miracle en date remonte à la course ultrasonique de Cheslin Kolbe en quart de finale de la Coupe du Monde contre la France, au cours de laquelle il a réussi à franchir les 22 mètres qui le séparaient du buteur français en 1 seconde de moins qu’Usain Bolt.
Non, depuis cet épisode, j’ai une dent contre les miracles.
Alors j’ai cherché l’autre solution : celle qui consistait à suivre la première intuition que j’avais eue en pensant au formage de nos carénages transparents. Une intuition qui prenait sa source dans 2 souvenirs qui se sont harmonieusement agglomérés.
Le premier souvenir est un souvenir pas si lointain, puisqu’il remonte à l’an dernier — quand je donnais des cours en école d’ingénieur.
L’une des matières que j’y enseignais était une sorte de premier pas dans la mécanique, adressé aux étudiants en 1ère année qui n’avaient pas encore entériné leur orientation.
Pour ratisser aussi large que possible, cette matière leur faisait découvrir mille sujets.
Des sujets allant de l’analyse en cycle de vie aux traitements thermiques des aciers, en passant par le formage des matériaux composites. Et c’est ce que j’enseignais à ces étudiants de première année au sujet des matériaux composites qui m’est revenu en mémoire.
En effet, je leur faisais fabriquer une sorte de règle, à partir de tissus de composite préimprégnés thermodurcissables, en suivant une méthode bien connue : j’ai nommé celle du drapage, suivie d’un passage à l’étuve dans un moule sous vide.
Sans entrer dans les détails, le principe de cette méthode est très simple.
Il consiste à poser successivement (“draper”) des couches de tissus composite dans un moule.
Puis à refermer sous moule grâce à une bâche transparente qu’on branche ensuite à la pompe à vide.
Et enfin, à mettre cet ensemble à l’étuve, à 120 degrés.
Et paf, en sortie d’étuve, les étudiants obtenaient une règle en matériau composite.
Mon premier souvenir résidait donc dans ces travaux pratiques que j’avais encadrés l’an dernier. Et au cours desquels j’avais pu accéder à des étuves de grand volume (ce qui m’a bien servi par la suite).
Quant à mon deuxième souvenir, c’est celui d’une vidéo que j’ai vue il y a quelque temps, d’un YouTubeur américain qui fabriquait pour un autre YouTubeur américain une visière de casque de pompier.
Si ce souvenir m’est remonté, c’est que cette visière était transparente.
Et que le procédé qu’il avait utilisé pour former le plexiglass transparent (et plat) en une visière transparente (et bombée) était très proche de celui du drapage que je connaissais si bien.
Le YouTubeur faisait chauffer la plaque de plexiglass jusqu’à 150 degrés ;
Puis il positionnait le plexiglass chaud sur un moule pour qu’il prenne la bonne forme ;
Et il attendait que le tout refroidisse.
C’est en mêlant ces 2 souvenirs que j’ai aperçu la recette du succès.
J’ai réalisé que je devais construire un moule des carénages que j’avais conçus.
Puis, qu’à partir de ce moule, je n’aurais qu’à utiliser les étuves que j’ai utilisées l’an dernier, pour suivre exactement le même procédé que celui que je viens de vous décrire.
C’est donc ce que j’ai fait.
La réalisation des carénages
À la hâte, j’ai essayé de trouver le volume qui permettait d’englober aussi finement que possible le carénage que j'avais dessiné. Ce qui a abouti à un volume comme celui-là :
Grâce à ce volume, je connaissais la forme du moule que je voulais fabriquer.
Mais vous me connaissez. Vous savez que je ne suis pas un sculpteur sur bois. Un tel volume était donc impossible à fabriquer à partir de mes maigres compétences en ébénisterie. Et je n’avais pas non plus les moyens de payer quelqu’un pour un tel ouvrage.
J’ai donc opté pour la méthode MacGyver.
Celle que tous les bricoleurs du monde connaissaient bien, et qui consiste à se convaincre qu’il est possible de fabriquer n’importe quel volume, à partir de planches de contre-plaqué.
Cette méthode m’a bien convenu.
Car en quelques minutes, j’avais dessiné un volume constitué de quelques planches de contre-plaqué, qui permettait de reproduire exactement le volume idéal que j’avais tracé plus haut.
J’ai alors envoyé tout ce petit monde se faire découper (je regrette cette formule), chez un artisan toulousain. Et le lendemain, je pouvais assembler toutes ces planches pour former le moule de mes carénages transparents.
Des planches que j’ai par ailleurs assemblées 2 fois, pour fabriquer le contre-moule qui allait permettre de coincer en sandwich la plaque de plexiglass à 150 degrés. Puis 2 fois à nouveau, pour réaliser le carénage symétrique.
Le surlendemain, je me rendais dans les locaux de mon école d’ingénieur.
Et la main tremblante, je faisais les premiers essais de drapage de plexligass à 150 degrés en sortie d’étuve, dans le moule et le contre-moule que j’avais précédemment construits.
Des premiers essais à l’issue desquels j’ai pu me décharger du manteau de plomb que j’avais enfilé. Car ces essais se sont avérés surprenamment fructueux, comme en témoigne la vidéo que j’en ai faite :
Il ne me restait alors plus qu’à procéder aux dernières découpes, pour ajuster la forme des carénages à leur emplacement dans la moto. Ce que je viens de faire cette semaine, avec un succès assez rassurant.
Mais plutôt que de me croire sur parole, je vous laisse en juger par vous-mêmes :
Comme vous pouvez le constater, je n’ai pas encore fini de positionner les 2 carénages. Il manque encore quelques trous à faire et quelques ajustements pour gommer les petites imperfections qui subsistent.
Mais malgré ces imperfections, vous pouvez le constater par vous-mêmes : j’ai bel et bien réussi à fabriquer ces carénages réputés impossibles.
Hourra, nous voilà soulagés !
Ceci est un prototype visuel
En parlant d’imperfections, ces carénages n’en sont pas dépourvus.
En désordre :
Ils ont un état de surface très légèrement trouble à cause du drap que j’ai utilisé pour les soutenir lors de leur formage ;
Ils n’épousent pas parfaitement la courbe du cadre de la moto ;
Et ils ne sont pas rigoureusement symétriques.
Quand Josselin m’a prévenu qu’il était compliqué de produire des carénages transparents, il avait donc entièrement raison. Et malgré ce que je considère comme une réussite, je ne peux que confirmer la difficulté d’un tel projet.
Mais il me semble que ces carénages feront le travail qu’on leur demande.
Car ils ne seront là que pour finaliser visuellement notre prototype. Ils seront trop fragiles pour être utilisés en conditions réelles, et seront donc utilisés exclusivement dans des conditions de salon.
C’est-à-dire à l’arrêt et à l’abri de toutes projections.
Lors des essais que nous ferons sur circuit, nous utilisons des carénages beaucoup moins luxueux, qui n’auront aucun intérêt visuel mais qui auront la qualité d’être beaucoup plus solides.
En somme, ces carénages transparents — dont la fabrication a été une saga épuisante — n’auront eu qu’un but : attirer l’attention par leur transparence inattendue. Ils sont l’équivalent d’un smoking rose ou d’une robe à dos plongeant.
Ils n’existeront que sur tapis rouge, où leurs légères imperfections seront vite effacées par l’effet de l’inattendu.
Enfin, c’est ce que je me dis.
Et puisque je connais la tendance qui peut être la mienne de me rassurer à la vue de certains défauts cosmétiques que je considère bien vite comme négligeables, je vous laisse me dire.
Est-ce que ces carénages vous convainquent ?
Est-ce qu’ils trouvent grâce à vos yeux, malgré l’artisanat maladroit dont ils ont accouché ? Et enfin, est-ce qu’ils sauront selon vous remplir leur mission d’accrocher le regard par l’inattendu ?
J’attends vos retours, comme toujours, dans les commentaires de ce rapport hebdomadaire :
Et d’ici là, je vous souhaite un très bon dimanche !
Julien
Petite astuce (je ne sais pas si ça marche sur Substack, mais sur Discord ça marche en tout cas)
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Ambre sur les rails de 2024 avec ce carénage ;) Bravo ! Défi relevé avec succès !