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Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 223 pionniers.
Salut à tous,
La semaine dernière, j’entamais la nouvelle saison par une excellente nouvelle qui nous a été annoncée par Renault au cours de la trêve estivale. Si vous l’avez ratée, je vous invite à lire le rapport que j’y ai consacré, car c’est une nouvelle de taille.
Lancer un nouveau cycle par une bonne nouvelle, c’est à peu près ce qu’on peut espérer de mieux.
Mais à l’instar des complications qui volent toujours en escadrille, les bonnes nouvelles semblent elles aussi se concerter pour arriver toutes en même temps. Les canicules de cet été nous ont donc gratifiés d’une autre bonne nouvelle.
Cette bonne nouvelle est de celles qui savent ménager leurs effets.
Car elle a su se faire attendre longtemps. Désespérément longtemps.
Je la languis en effet depuis mon voyage chez Mahle en février 2022, au cours duquel j’avais récupéré notre moteur à induction. Soit une attente fébrile de 18 mois, qui m’a presque valu de me résigner.
Mais c’était sans compter sur
et une vidéo qu’il m’a envoyée il y a quelques semaines, alors que je prenais quelques jours de repos. Il était resté à l’atelier pour avancer sur le groupe motopropulseur, avec l’objectif de profiter du calme de l’été pour le faire tourner.Et puisque Clément arrive toujours à ses fins, voilà la vidéo qu’il m’a destinée :
Notre moteur tourne.
Et il était temps.
Après 18 mois d’attente, vous imaginez le soulagement que cette nouvelle m’a fait ressentir. Elle m’a libéré d’un poids certainement comparable à celui que le titan Atlas a éprouvé jusqu’à ce que la Gorgone le délivre de sa malédiction.
Cette rentrée 2023-2024 est donc lancée par 2 bonnes nouvelles de taille. Et comme la bonne nouvelle de la Refactory, la bonne nouvelle du moteur tournant a dévoilé quelques pistes de réflexion.
Dont une, assez inattendue, dont j’aimerais vous parler aujourd’hui.
5 mois de travail à temps plein
nous a rejoints en avril 2023 en tant qu’ingénieur système.Dès son arrivée, sa première mission est apparue comme une évidence : il fallait faire fonctionner notre groupe motopropulseur, qui commençait à prendre la poussière.
Il s’y est donc immédiatement attelé.
La première étape a été de comprendre l’architecture de ce groupe motopropulseur. À l’époque, son architecture était déjà entièrement validée :
Le schéma de branchement avait été soigneusement dessiné ;
Tous les composants du groupe motopropulseur (moteur, contrôleur, modules de batterie, BMS et chargeurs embarqués) avaient été choisis rigoureusement en s’assurant de leur compatibilité ;
Un calculateur central avait été prototypé par un membre du Club des Pionniers (Josselin) pour permettre le dialogue entre tous les composants ;
Les modules de batterie avaient confirmé leur bonne santé lors d’une phase de charge (nous rassurant au passage, et nous permettant d’ajuster le comportement des BMS) ;
Et le groupe motopropulseur avait été branché sur établi, prêt à produire ses premiers signes de vie.
Cette première étape d’acclimatation a été relativement rapide.
En moins d’une semaine, Clément avait pu digérer toute l’architecture du groupe motopropulseur.
Il faut dire que le travail avait auparavant été correctement déblayé. Sans oublier les nombreux rapports hebdomadaires et les échanges avec feu le groupe de travail des Prototypistes, qui ont permis à Clément de trouver toute la documentation nécessaire pour comprendre ce qui avait été entrepris.
À ce stade, il était donc possible de passer à la deuxième étape de sa mission.
Et c’est à ce stade que sa mission a pris une tournure inattendue. Car dans mon interprétation naïve de la chose, je pensais qu’il ne restait plus qu’à brancher la poignée d’accélérateur au groupe motopropulseur pour qu’il se réveille.
C’est aussi ce que Clément pensait, il me semble.
Mais in extremis, il a eu la présence d’esprit d’identifier qu’à ce moment charnière, 2 choix s’offraient à lui :
Soit tout brancher, faire tourner la poignée d’accélérateur et prier pour que rien ne prenne feu ;
Soit vérifier que chaque composant fonctionne comme espéré séparément, pour ensuite brancher les composants en sous-ensembles (et s’assurer que les sous-ensembles fonctionnent eux aussi comme désiré), et enfin brancher les sous-ensembles entre eux, en toute sécurité.
Si nous avions été dans une grange au milieu de nulle part et sans un voisin à la ronde, nous aurions peut-être opté pour le premier choix. Hélas (ou peut-être pas), ce n’est pas le cas.
Nous avons des voisins à côté (et au-dessus) de notre atelier.
Et accessoirement, nous n’avons aucune envie de prendre le risque de déclencher un feu de batterie, tant les dégâts qui peuvent être causés par un feu si explosif sont imprévisibles (même si nous avons prévu des sécurités pour ça).
Clément, sans surprise, a donc opté pour le deuxième choix.
Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que cette deuxième option allait lui coûter 5 mois de travail à temps plein.
Car il a découvert un enjeu que nous n’avions pas identifié précédemment.
Un enjeu aussi imposant pourtant que le nez au milieu de la figure, et dont personne ne parle : celui de “l’interopérabilité” des composants compatibles en apparence, mais produits par des fabricants différents.
L’interopérabilité : ce secret industriel
Je vous avais déjà parlé de la notion d’interopérabilité — notamment dans un rapport hebdomadaire que j’avais consacré à un mécanisme contre-intuitif que nous avions découvert lors de la décharge de notre batterie.
Dans ce rapport hebdomadaire, je vous avais confié que l’un des secrets les mieux gardés de nos concurrents chinois : ils utilisent des groupes motopropulseurs tout prêts.
Des sortes de boites noires dont on ne comprend rien au fonctionnement mais qui ont le mérite de fonctionner. Et la raison de leur bon fonctionnement, c’est que les composants utilisés ont prouvé leur capacité à bien travailler ensemble.
L’interopérabilité, c’est donc la capacité des composants à travailler ensemble.
Ou plus précisément, c’est la preuve que ces composants savent travailler ensemble.
Un peu comme une équipe dont les joueurs se connaissent parfaitement. Ils se connaissent, ils sont rodés, ils se trouvent les yeux fermés.
C’est le Graal de tous les entraîneurs de n’importe quel sport d’équipe. Et c’est aussi le Graal de tous les concepteurs de systèmes complexes. Car la capacité à collaborer est la condition sine qua non de n’importe quel système complexe. Animé ou inanimé.
Eh bien, c’est cette capacité à collaborer qui a occupé
pendant 5 mois.Comme évoqué plus haut, sa progression a d’abord consisté à s’assurer que tous les composants fonctionnaient correctement.
À vue de nez, je dirais que cette étape n’a duré que 2 ou 3 semaines. À ce stade, nous pensions encore que la suite serait rapide. Mais il n’était pas encore passé à la deuxième étape, celle qui se consacre à assembler les composants en sous-ensembles. Et donc à les faire collaborer.
Il s’est donc lancé dans cette tâche, en divisant notre groupe motopropulseur en 4 sous-ensembles :
Le sous-ensemble “batterie”, qui contient les 4 modules de batteries et les 2 BMS ;
Le sous-ensemble “moteur”, qui contient le moteur et le contrôleur ;
Le sous-ensemble “chargeurs”, qui contient les 2 chargeurs embarqués et la prise de recharge ;
Et le sous-ensemble “calculateur”, qui contient le calculateur central et toute l’électronique de puissance pilotée par ce dernier.
C’est à ce moment qu’il a commencé à identifier les difficultés de l’interopérabilité.
Car Clément a dû s’assurer que les composants des sous-ensembles savaient communiquer entre eux :
Les BMS avec les modules ;
Le contrôleur avec le moteur ;
Les chargeurs embarqués avec la prise de recharge ;
Et le calculateur avec les contacteurs/interrupteurs/relais.
Ce premier niveau d’interopérabilité s’est avéré plus complexe que prévu, mais pas insurmontable. Et pour cause, le niveau de communication à l’intérieur des sous-ensembles est assez rudimentaire.
Ici, le sous-ensemble s’apparente à une mêlée de rugby, où tous les joueurs sont serrés les uns contre les autres.
Entre eux, la communication est simple. Ils doivent évidemment la travailler à l’entraînement, mais avec un peu de répétition, ils arrivent à se régler. Si le capitaine de la mêlée annonce qu’il faut pousser d’un coup, alors tout le monde pousse d’un coup. Et s’ils sentent que la mêlée commence à tirer d’un côté plus que de l’autre, alors ils intègrent individuellement le mouvement.
Ce n’est donc pas une cacophonie.
Dans les sous-ensembles, c’est exactement le même principe :
Il faut s’assurer que les voies de communication sont bien fonctionnelles ;
Que le protocole de communication est bien respecté ;
Et que les niveaux d’alimentations sont les bons.
Et si c’est le cas, alors tout se passe à merveille.
L’interopérabilité de ce premier niveau a donc occupé Clément pendant 1 mois de plus. Il a transpiré quelque peu — car il a évidemment fait face à quelques énigmes délicates — mais il s’en est tiré d’affaire à peu de frais.
Il ne restait alors qu’à brancher les sous-ensembles entre eux.
Après 1 mois et demi de travail à temps plein, nous pensions que le plus dur était derrière nous. Mais c’était sans compter sur la prolifération exponentielle des problèmes d’interopérabilité de niveau 2.
2 niveaux, 10 fois plus de problèmes
L’analogie avec le rugby peut continuer ici.
Une équipe de rugby est composée de 15 joueurs qui s’écharpent sur le pré. 8 avants (ceux qu’on retrouve dans la mêlée, et qui pèsent rarement moins de 110 kg), et 7 arrières (ceux qui préfèrent le jeu d’évitement et qui pèsent en moyenne 90 kg).
Pour qu’une équipe de rugby fonctionne correctement, il faut trouver une connexion entre ces 2 sous-ensembles. Pourtant, tout les oppose : les avants aiment s’abimer les oreilles, quand les arrières préfèrent courir élégamment.
On n’a alors pas d’autre choix que de développer des stratégies comme on peut, pour accorder ces 2 visions.
Dans notre groupe motopropulseur, les sous-ensembles sont eux aussi très différents :
Le sous-ensemble “batterie” n’aime que le ping-pong d’électrons qui se joue entre ses électrodes,
Le sous-ensemble “moteur” se complaît à tourner comme un carrousel ;
Le sous-ensemble “chargeur” ne demande qu’à pomper de l’électricité sur le réseau ;
Et le sous-ensemble “calculateur” n’a d’yeux que pour sa baguette de chef d’orchestre.
Mais étant différents, il faut bien trouver comment les connecter pour qu’ils puissent collectivement s’acquitter de la tâche qui leur est demandée.
Et c’est à cet endroit que toute la complexité réside.
Car non seulement ces sous-ensembles sont différents, mais ils ne parlent en plus pas la même langue. Imaginez une équipe de rugby où les avants sont sud-africains et les arrières sont japonais. En théorie, le spectacle serait de mise. Mais en pratique, ça serait un terrible vacarme.
C’est ce que
a découvert à ses dépends.L’interopérabilité que je décris comme de “niveau 2” est une cacophonie sans nom :
Il faut accorder les langages de communication (UART, J1772, CAN, RS485) ;
Il faut adapter le schéma de branchements ;
Il faut adapter le code du calculateur central.
Et tout ça, à l’aveugle.
Car c’est le principe de l’absence d’interopérabilité : les constructeurs n’ayant pas prévu de faire travailler leurs composants avec d’autres composants compatibles provenant d’autres constructeurs, il n’y a pas de tutoriel à disposition.
Clément s’est donc concentré à résoudre chaque problème individuellement.
Et à l’instar des grosses pierres qui cachent bien souvent un fourmillement inattendu de vie, chaque problème résolu a accouché d’une myriade de petits problèmes.
Il s’est d’ailleurs amusé à cartographier une partie de ces petits problèmes, afin de me faire ressentir plus viscéralement la difficulté de la tâche que je lui avais confiée :
Cette carte enchevêtrée donne le ton des 5 derniers mois de Clément.
Alors qu’il s’attendait à tirer sur un fil pour défaire la pelote de notre groupe motopropulseur, il a vu se dresser une termitière dont le réseau s’étendait en milliers de galeries interconnectées.
Et comme quiconque ouvre la porte d’un grenier et découvre un tissu resserré de toiles d’araignées, il a frémi d’effroi.
Mais conscient de l’importance de sa mission, il s’est armé de patience, et il a mis de l’ordre dans notre demeure. Jusqu’au dénouement avec lequel j’ai entamé ce rapport hebdomadaire, du moteur qui tourne.
Hourra !
Nous voilà rassurés.
Enfin, ça, c’est le dénouement matériel. Le plus évident.
Mais cet aboutissement a amené à un autre dénouement, moins matériel et plus cérébral. Car ce dénouement se concentre dans une question ouverte, à la réponse encore en suspens.
5 mois entièrement perdus ?
Que faire des 5 mois que
a consacrés à construire l’interopérabilité des composants de notre groupe motopropulseur ?Voilà une question qui tourne dans ma tête depuis quelques semaines.
Je me dis en effet qu’il est possible de tirer beaucoup plus que la simple célébration d’un moteur qui tourne après 5 mois passés sur ce sujet. Évidemment, je suis satisfait de ce résultat favorable, qui matérialise un domino très crucial dans la suite de dominos qui marque notre chemin.
Mais je sais que les 5 mois de labeur de Clément sont systématiques — sur chaque nouveau véhicule et sur chaque nouveau groupe motopropulseur.
Dès qu’on fait le choix de concevoir son propre groupe motopropulseur en refusant les boites noires toutes prêtes, la conséquence inévitable est de consacrer de longs mois à la mise au point de l’interopérabilité des composants choisis.
Forcément, ça représente une perte de temps notable.
Car nous avons dû travailler d’arrache-pied pendant 5 mois — et toutes les personnes qui partagent la même mission et le même objectif qu’Ambre devront elles aussi travailler d’arrache-pied pendant au moins aussi longtemps.
C’est redondant, et c’est une perte globale de rendement pour tous les acteurs de la mobilité.
Dès lors, ma première question m’amène à une seconde question, plus précise : ne serait-il pas plus utile pour tout notre marché de partager nos apprentissages, voire même d’éviter aux autres acteurs de passer par ces étapes qui coûtent du temps et de l’argent ?
Je ne peux pas m’empêcher de penser que si notre mission est réellement de massifier une mobilité électrique réellement vertueuse, alors il est aberrant d’exploiter une seule fois les résultats de tout ce travail — laissant les autres s’épuiser pour arriver au même stade.
Après tout, j’en parlais encore récemment avec Pascal (l’un d’entre vous, qui m’a rendu visite à l’atelier) : nous avons conçu le groupe motopropulseur le plus performant et le plus respectueux de l’environnement du marché (dans notre segment des équivalentes 125).
Plus ce groupe motopropulseur roulera, plus nous aurons rempli notre mission.
Et pour ça, il n’a donc pas d’autre choix que d’équiper autant de véhicules que possible. Que ce soit dans les nôtres ou dans les véhicules conçus par quelqu’un d’autre, tant que notre groupe motopropulseur roulera beaucoup, notre mission sera remplie.
(D’autant qu’après les dizaines de discussions que j’ai partagées avec des concepteurs se lançant dans l’aventure, je sais que nombreux sont ceux qui abandonnent face au casse-tête de l’interopérabilité, que nous venons pourtant de résoudre.)
Voilà donc la leçon que je tire de cette torture de l’interopérabilité.
C’est un frein à la massification des véhicules électriques légers.
Et j’ai le sentiment que notre réussite nous oblige : puisque nous avons su lever ce frein sur notre groupe motopropulseur, je crois que nous devons mettre à contribution ce savoir-faire. Je crois que nous devons aider ceux qui peinent à lever ces mêmes freins sur leurs groupes motopropulseurs à eux, pour qu’ils ne perdent pas à leur tour les 5 mois de travail que nous avons perdus.
Peut-être que ce désir de partage du savoir-faire est simplement un délire d’ingénieur embrouillé par une fièvre créatrice désordonnée. Ou peut-être que notre marché a cruellement besoin d’une telle entraide.
Nous en reparlerons sans doute dans un futur rapport hebdomadaire.
Mais d’ici-là, je suis intéressé de savoir ce que vous en pensez :
Et en attendant de vous lire, je vous souhaite un très bon dimanche.
Julien
P.S. : Notre atelier vient d’accueillir un nouvel arrivant. De quoi voir venir !
Je vais peut être répéter d'autres commentaires. Ça me faut penser au dilemne du chercheur d'or (cf. cette vidéo https://youtu.be/asHiYmdk9W0?si=ZN5KZJ31vZJKPn0Z). Être le premier à découvrir et partager cette découverte est souvent précurseur d'oubli de qui est ce découvreur, et de parasitage par d'autre peu sensibles à la notion de bien commun. Comment prévenir cela ? Est-ce au moins possible ? Où faut-il accepter que le club des pionniers soit, bah, un club de pionniers :) avec les risques que cela comporte de peut-être disparaître au profit de suiveurs qui iront bien plus loin ?
Bravo à Clément pour son travail ! 100 pour 100 d'accord avec le principe de Source Ouverte. Amitiés à tous, Loïc