Au bout de l'effort, je suis (enfin) docteur
Les coulisses d'une aventure qui m'a coûté très cher
Temps de lecture : 16 minutes.
Ce rapport hebdomadaire est destiné aux 216 pionniers.
Salut à tous,
Mardi matin, j’ai enfin soutenu ma thèse.
Et peu avant midi, le président de mon jury de thèse m’a conféré le grade de docteur en mécanique, décerné par l’Université de Toulouse. Forcément, j’ai reçu avec une grande émotion cet aboutissement de quasiment 5 ans d’une aventure mouvementée.
Alors aujourd’hui — une bonne fois pour toutes — j’aimerais vous écrire quelques mots sur cette épopée dont j’ai peu parlé.
J’ai en effet longtemps considéré que ce doctorat que je poursuivais et la conception de notre prototype étaient 2 chemins séparés.
Mais comme souvent, je me trompais.
Je me trompais par excès d’orgueil — ou plutôt par un excès de confiance dans ma maîtrise des événements. Je pensais qu’il était possible de monter sur 2 chevaux de course simultanément, en les tenant d’une main de fer.
Ce qui, évidemment, n’était pas pensable.
Les chevaux de course ne vont pas seulement très vite. Ils sont aussi et surtout tempétueux, difficilement domptables et demandent un investissement de chaque instant.
Un investissement sans lequel on tombe, lamentablement.
Je l’ai appris de la plus dure des manières, en tombant bien souvent de mes 2 chevaux de course. Car mon outrecuidance m’a valu, même si j’en ai peu parlé, de mettre en risque à la fois mon doctorat et la conception de nos prototypes.
Aujourd’hui, je vous propose de lever le voile sur cette période dont je n’ai que très peu parlé. Une période où nous sommes passés à un cheveu de tout abandonner.
Après l’enthousiasme de dimanche dernier, ce récit fera donc un drôle de contraste.
Mais vous verrez qu’à la fin, les chemins se sont harmonieusement réconciliés.
Les premiers mois : mais pour qui je me prends ?
En 2019, j’ai eu besoin de trouver un emploi pour payer mon loyer en parallèle de mon projet de concevoir une moto électrique. Ma première tentative a été de travailler en bureau d’études, ce qui s’est soldé sur un échec.
La raison : je m’ennuyais.
J’ai donc décidé de chercher un emploi plus engageant. Et j’ai eu une idée qui m’a semblé lumineuse au début : pourquoi ne pas tenter de poursuivre un doctorat ?
Quelle brillante idée !
C’est vrai, un doctorat, c’est une poursuite d’études. Or, étant donné que mes études précédentes avaient été menées sans une quantité démesurée d’investissement, le doctorat devait être dans la même lignée.
Une sorte d’occupation utile, rémunérée, et suffisamment souple pour me laisser m’adonner à mon rêve de concevoir une moto électrique.
J’ai donc commencé mon doctorat comme on commence un job chez McDo.
C’est-à-dire en se disant que ça ne demandera pas trop d’investissement et qu’on trouvera bien quoi en faire par la suite. En somme, mon attitude était relativement cavalière, ce qui est finalement assez fidèle à mon tempérament (que je regrette).
Alors j’ai cru en mon récit, pendant quelques temps.
J’ai mené une vie de prélat, où mon salaire m’était versé contre un investissement très modeste, puisque la quasi-intégralité de ma concentration était sur la conception de ma moto électrique.
Pour vous donner un ordre d’idée de la chose, voilà une description d’une journée type :
J’arrivais au bureau à 8h du matin, à l’Institut qui abritait mon laboratoire. Et immédiatement, je planchais sur l’écriture de ma newsletter quotidienne (qui était à l’époque suivie par quelques centaines de personnes). Parfois, ça me prenait une heure. Mais d’autres fois, j’y consacrais la moitié de la matinée.
Ensuite, jusqu’au repas, je m’acquittais de mes travaux de recherche : je rédigeais mon rapport bibliographique, je préparais les réunions avec mon directeur de thèse et ma codirectrice, et je procédais à quelques expérimentations.
Quant à l’après-midi, je la consacrais à l’article que je publiais tous les mois sur construire-sa-moto-electrique.org, qui me permettait de déblayer en profondeur tous les sujets de la conception d’une moto électrique.
Vous l’aurez donc compris, mon investissement dans mon doctorat était ridicule.
Mais je m’en sortais toujours ! Pendant 2 ans et demi, j’ai navigué ainsi, en faisant illusion.
Le rapport bibliographique à rendre obligatoirement en fin de première année a été écrit pendant le premier confinement, et a rempli les objectifs.
Et sur la deuxième année, je me suis arrangé pour que les expérimentations difficiles qui devaient être menées le soient par une laborantine du département de génie mécanique de l’ISAE (une école d’ingénieur).
Je me contentais de récolter les résultats, et de les analyser. Ou alors, je lançais des simulations numériques qui tournaient en temps masqué, dont je venais récupérer les résultats une fois par jour.
Ce qui, bien évidemment, m’a laissé toute latitude pour m’investir pleinement dans la conception d’une preuve de concept de moto électrique, dans les discussions avec nos partenaires, et dans la rédaction de tous les articles de recherche que nous avons publiés.
À ce moment, je pensais que j’allais réussir un hold up historique.
Je me voyais en Danny Ocean, sûr de ses forces, au moment où il entre dans le casino de l’antagoniste du film Ocean’s Eleven. Il sait que son plan est imprenable. Il sait qu’il va repartir avec le butin, les lauriers d’une gloire éternelle, ainsi que son ex-femme.
Voilà qui était bien ambitieux. Et qui ne s’est pas passé comme prévu.
La descente aux enfers
Sans surprise, la réalité s’est rappelée à moi.
Et tout ce que j’avais glissé de force sous le tapis est remonté à la surface. À 6 mois de la fin de mon contrat doctorat (donc 2 ans et demi après le début de ma thèse), j’ai réalisé que ce que j’avais produit était insuffisant.
Mon manuscrit de thèse était trop court ;
Et il ne contenait aucune contribution scientifique significative.
Je devais donc me mettre au travail beaucoup plus sérieusement pour ne pas me retrouver avec une thèse avortée.
Le problème, c’est que cette prise de conscience a concordé avec l’accélération de la conception de la preuve de concept : c’était précisément au moment de la création du Club des Pionniers.
Avec la création du Club, je devais muscler mon jeu : j’étais dorénavant redevable.
Je vous devais — à vous, les Pionniers — des avancées hebdomadaires. Vous croyiez suffisamment en nous pour nous confier un peu d’argent, tous les mois, et je ne pouvais donc plus me permettre de disserter sans avancées concrètes.
Malgré tout, j’ai réussi à limiter la casse :
La conception de notre preuve de concept a correctement avancé ;
Notre relation avec Mahle et Indra a été validée ;
Et j’ai réussi à écrire un chapitre qui s’est avéré être la véritable contribution scientifique de mon travail.
Mais ça n’a pas suffi.
Car à la fin de mon contrat doctoral, mon directeur de thèse m’a suggéré de relancer la partie en rédigeant un nouveau chapitre. Par la même occasion, il m’a proposé d’enseigner pendant toute une année à l’INSA de Toulouse, où je faisais ma thèse.
J’ai accepté puisque je n’avais pas le choix.
J’ai rédigé le chapitre supplémentaire (tant bien que mal) ;
En essayant de continuer la conception de notre preuve de concept ;
Et en m’acquittant des cours que je devais donner en école d’ingénieur.
Ça a été un moment parfaitement épuisant.
Je cumulais 3 emplois qui méritaient individuellement un temps-plein pour être bien réalisés. Je commençais donc à patiner.
D’abord car il était humainement impossible de tenir la distance ; mais surtout car je devais rogner sur la qualité de mes rendus.
Mon chapitre supplémentaire n’était pas si intéressant ;
La conception de la preuve de concept commençait à s’éterniser (ce qui m’a souvent été rappelé, par de nombreuses personnes parmi vous) ;
Et mes cours n’étaient pas optimalement préparés ;
Si bien que juste avant Noël 2022, mon niveau d’énergie était au plus bas.
Je n’étais plus capable de rien. Le dernier rapport hebdomadaire que vous avez reçu en 2022 a failli ne pas vous être envoyé, tant je manquais de sève. Mais par miracle, j’avais réussi à tout rentrer jusqu’aux vacances d’hiver, in extremis.
Le dernier chapitre avait été écrit, une date de soutenance avait été trouvée, et mon manuscrit avait été soumis à mes rapportrices.
(Les rapportrices sont 2 professeures sans conflits d'intérêts, préposées à la rédaction d’un rapport de thèse après lecture minutieuse de mon manuscrit, et chargées d’émettre un avis favorable ou défavorable à la tenue de ma soutenance.)
J’étais sans aucune énergie, mais je pensais que j’avais réussi mon coup.
Je croyais que j’étais enfin libéré de cette charge que j’avais décidé de m’arroger, de la poursuite d’une thèse de doctorat en tant que job alimentaire. Je pensais que, bien que j’avais atteint un point bas en termes d’énergie disponible, tout ça était derrière moi.
Et j’espérais que ce point bas serait suivi de nouveaux lendemains qui chantent.
Mais là encore, tout ne s’est pas passé comme espéré.
L’une des 2 rapportrices s’est opposée à la tenue de ma soutenance de thèse. Et si je croyais que ma descente aux enfers était terminée, je n’en étais en réalité qu’à la moitié.
111 remarques négatives
Lorsque j’ai reçu son rapport de thèse à la conclusion défavorable, un mur de pierre s’est éboulé sur mon dos.
Nous étions en pleines discussions avec le start-up studio nantais dont j’ai parlé dernièrement, et en plein processus de recrutement pour trouver notre futur premier ingénieur (
donc).Mon agenda n’était donc vraiment pas compatible avec une telle nouvelle.
D’autant que ce n’était pas seulement un avis défavorable que ladite rapportrice m’a concocté. Non, c’était une crucifixion comme on n’en fait plus : sur son rapport de thèse qui comportait 112 remarques, 111 remarques étaient négatives.
Pour illustrer le ton du document incendiaire, voilà un extrait de ce qui a été écrit :
“Le style est très surprenant pour un document scientifique et le vocabulaire employé souvent inadapté (utilisation de termes relevant du domaine affectif, style oral…).
Le texte comprend des commentaires plus ou moins personnels et/ou hors sujet qui n’ont pas lieu d’être à mon avis et conduisent souvent à des imprécisions ou erreurs. (…) Il faut aussi éviter les évidences.”
Et puisqu’une seule remarque dans ce rapport de thèse était positive, je peux vous la partager, afin de ne pas gâcher le plaisir.
D’ailleurs, je vous préviens, cette seule remarque positive est liée au passage de mon manuscrit où j’essaie d’établir les limites de mon travail. Autrement dit, le seul aspect positif de mon travail, c’est quand j’en expose les faiblesses :
“La discussions sur les possibles erreurs liées à la méthode d’enlèvement de matière est bien construite et intéressante.”
Forcément, la lecture de cette démonstration a été très douloureuse.
Mais en même temps, les opérations courantes devaient continuer. Je devais continuer de donner les cours sur lesquels je m’étais engagés, et je devais continuer la conception de notre preuve de concept (et la préparation du prototype industriel).
Ici, je ne vous fais pas un dessin.
Je n’avais jamais connu une période aussi difficile. Car cette fois, en plus d’être épuisé physiquement, j’étais moralement atteint, à une profondeur jusqu’alors jamais atteinte. C’était mon identité, mon appréciation personnelle qui était abimée.
En réponse à cette situation inédite, j’ai pensé faire une longue pause de tout, pour me laisser le temps de me remettre sur mes pieds et reprendre l’aventure. Mais je savais pertinemment que si je prenais cette voie, cette pause serait définitive.
On se relève rarement d’un coup dans la mâchoire quand on accepte de se reposer quelques instants à terre, sur le ring.
Alors j’ai réuni mes forces, et j’ai produit ce dernier effort.
J’ai repris tout ce que ma rapportrice m’a suggéré de reprendre ;
J’ai ré-étudié les bases de la science des matériaux, pour densifier mon document ainsi que ma compréhension de la matière ;
Et j’ai ré-écrit au moins la moitié de mon manuscrit.
Parallèlement, j’ai continué mon effort pour donner des cours en les préparant au mieux, et j’ai abattu semaine après semaine le travail que je devais fournir pour faire avancer la conception de nos prototypes.
(D’ailleurs, l’aide de
m’a été infiniment précieuse dans ces moments difficiles, puisqu’il a repris entièrement la responsabilité de l’aboutissement de la preuve de concept.)Et après cet ultime combat, la récompense :
J’ai soutenu.
Et toutes les difficultés ne sont plus qu’un souvenir, pas même teinté d’amertume. Un souvenir d’une portion de vie, qui m’aura permis de progresser et dont je peux aujourd’hui me féliciter d’en être venu à bout.
Quid de demain ?
Je pourrais arrêter mon récit à cet endroit.
Car sa résolution semble avoir été faite, de la manière la plus favorable qui soit. Après une bataille féroce, et malgré les entailles tracées dans mon armure par les épées adverses, j’ai réussi à défendre mon bout de terre.
Mais si je m’arrêtais ici, j’en oublierais les enjeux initiaux.
Les enjeux initiaux, si je dois vous les rappeler, c’est que ce doctorat était un faire-valoir de mon rêve de concevoir une moto électrique. Mon récit ne peut donc pas s’arrêter sans évoquer l’impact de cette quête secondaire sur ma quête principale.
Et pour cause : si je ne peux rien tirer d’autre que de grands principes de cet arc narratif, je n’aurai rien gagné.
Je dois nécessairement tirer des bénéfices évidents, immédiats, et matériels. Sans quoi, ça n’aura été qu’un gaspillage de sueur.
Mais nous pouvons nous rassurer.
Car les chemins ont fini par se recroiser. Et ils se sont recroisés exactement à l’endroit où tous les membres de mon jury de thèse se sont accordés sur la pertinence scientifique de ce que j’avais produit durant ma thèse.
Je parle ici d’une méthode que j’ai développée (avec l’aide de mon directeur de thèse, ça va de soi) de mesure des contraintes résiduelles de fabrication des fils tréfilés.
En 2 mots, les “contraintes résiduelles de fabrication” sont des contraintes qui sont emprisonnées dans le matériau au cours de sa fabrication, et qui changent de manière inattendue son comportement.
Ces contraintes résiduelles sont un casse-tête pour tout concepteur.
Car dans une conception, on fait toujours l’hypothèse que notre matériau n’est pas parasité par des contraintes résiduelles. Mais cette hypothèse est toujours fausse, et elle l’est d’autant plus quand notre conception implique l’intervention de certains procédés de fabrication.
Parmi ces procédés de fabrication, on retrouve la fonderie (dont j’avais étudié les contraintes résiduelles au cours de mon stage de fin d’étude), le tréfilage (auquel je me suis consacré pendant ma thèse), et l’extrusion.
Oui, l’extrusion.
L’extrusion étant un procédé de fabrication impliquant de très fortes déformations, il génère nécessairement un profil très sévère de contraintes résiduelles. Si on n’intègre pas ce profil dans notre conception, on s’assure de mauvaises surprises.
Et c’est ici que les chemins se croisent :
Vous le savez, je suis en train de creuser dans la piste de l’extrusion d’aluminium pour fabriquer la plateforme mécanique de notre groupe motopropulseur.
Je dois donc intégrer l’impact des contraintes résiduelles d’extrusion dans ma conception de cette plateforme.
Et parallèlement, j’ai développé une méthode qui permet d’estimer le profil des contraintes résiduelles dans les fils tréfilés (le tréfilage étant lui-même un procédé d’extrusion).
Je peux donc adapter cette méthode sur notre plateforme mécanique (à la géométrie plus complexe), pour valider précisément la pertinence de l’extrusion pour fabriquer notre plateforme mécanique.
Ainsi, tout ça n’a pas été peine perdue.
De la sueur aura coulé, l’énergie aura manqué par moments mais à la fin, il semblerait que tout s’aligne harmonieusement. Comme toujours, ça demandera validation, et je m’en assurerai dans les prochaines semaines et les prochains mois.
Mais le plus dur est enfin derrière.
Et ce, précisément au moment où nous arrivons à l’heure de vérité. Une heure de vérité pendant laquelle nous allons devoir prouver que tout ce que nous avons produit depuis des années n’est pas qu’une somme de bonnes idées.
Alors au travail, nous célèbrerons plus tard !
Bon dimanche,
Julien
Nom de Zeus ! Ca, c'est fait ! Félicitations
Hello Julien, merci pour la sincérité de ton témoignage et la teneur des messages critiques laissés par ta relectrice ne me surprennent pas. Elles sont assez raccord avec ta personnalité et la manière dont tu t’exprimes. J’espère que tu as appris de cet exercice de reformulation et d’analyse approfondie que requiert ton cheval de bataille. Tu as ce talent à vulgariser un sujet complexe et c’est un vrai talent mais tu as probablement moins ce talent d’ingénieur chercheur analyste perdu dans ses chiffres et sa technique et qui lui se montre souvent incompréhensible du quidam. A mon sens les etres humains qui combinent la science et la communication sont exceptionnellement rares et je ne suis pas certain que tu en fasses partie mais au moins tu as pris conscience de tes talents il ne te reste plus qu’à être accompagné des « talents » qu’ils te manquent. C’est ainsi que progressent les génies qui n’en sont pas 😉